L'Oenothèque Alsace

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Le vin d’Alsace des décennies 1960 et 1970 – 30 octobre 2010

La dégustation prestigieuse organisée par la Confrérie Saint-Etienne au Château de Kientzheim à l’occasion du weekend autour des Très Grands Vins d’Alsace a permis de déguster une sélection pertinente de grands vins des années 60 et 70, démontrant que si les vins d’Alsace vieillissent admirablement bien, ceux issus de grands terroirs se bonifient et atteignent des niveaux qualitatifs incroyables après plus de 40 ans de vieillissement. Revue en 13 vins de légende.

Les décennies 60 et 70 ont été une période critique dans la transformation commerciale du vignoble alsacien, les progrès de la technique permettant d’augmenter les rendements par une meilleure lutte contre les maladies dévastatrices du vignoble, en même temps que la culture du vin de cépage facile à boire dans les brasseries remplaçait progressivement celle des petits vins de comptoir mais aussi celle des grands vins de garde et de terroir. Durant ces années le caractère immédiat des vins d’Alsace de soif les a éloigné des grands crus de bourgogne mis en avant au même moment par les sommeliers des grandes tables, ce qui a peut-être atténué l’intérêt pour les Grands Crus lancés à la fin des années 70.

La dégustation de vins choisis parmi tous les cépages dans des millésimes au profil varié a montré que la notion de qualité d’un millésime était une notion très complexe compte tenu de grande diversité de terroirs et de cépages. L’équation des millésimes est complexe mais pas impossible à aborder. Plusieurs facteurs sont à prendre en compte pour expliquer les différences de qualité de raisin d‘une année à l’autre. D’une part les cépages ont des cycles de maturation idéale différents, certains cépages étant plus précoces que d’autres. D’autre part les différents terroirs ont des caractères pédologiques variés qui peuvent être des avantages ou des inconvénients en fonction l’année : un sol marneux ou argileux retient l’eau, utile en cas de sécheresse mais plus délicat en cas de forte précipitation. Un sol drainant (sables granitiques ou gréseux sur un coteau pentu par exemple) évacue facilement l’eau de pluies diluviennes, mais engendre du stress hydrique en cas de forte sécheresse. Les terroirs orientés au Nord murissent plus lentement que ceux orientés au Sud, au risque de ne jamais mûrir dans un millésime frais, mais exposés aux vents de Nord dominants la région ils permettent à la vigne de sécher plus rapidement en cas de pluie, et sont mieux adaptés en cas de millésime caniculaire.
Si le climat de l’année va préparer la vigne, les derniers mois avant les vendanges vont être cruciaux car en murissant les baies vont être encore plus sensibles à la pourriture. Les soubresauts du climat dès l’automne de l’année précédente vont former un vignoble dans un certain état de maturité début septembre, avec des niveaux sanitaires parfois hétérogènes si les maladies se sont développées. L’automne sera crucial car la pluie peut entrainer le développement de la pourriture pas toujours très noble, fragilisant les baies dont la peau devenue fine avec la maturité se brise facilement. Certaines année qui ont mal débuté sont à l’inverse sauvées par une arrière saison très belle, le soleil et la fraîcheur permettant de prolonger la maturation des cépages les plus tardifs sans que la pourriture ne vienne gâcher les baies ni que l’acidité chute trop. Tout est donc encore possible début septembre, et on comprendra également qu’une grande année pour le riesling n’est pas forcément grande pour le pinot gris ou le gewurztraminer, les cépages pouvant avoir jusqu’à 4 semaines d’écart dans la maturité.

Ce bref aperçu permet de comprendre que chaque année il y aura des terroirs et des cépages qui produiront potentiellement de belles choses, et qu’avec un filtre qualitatif comme le Sigille de la Confrérie Saint Etienne, on peut trouver dans son Oenothèque de beaux vins dans tous les millésimes. Pour cette dégustation, un panachage de cépages, de terroirs du Nord au Sud de l’Alsace et de millésimes a été choisi dans l’optique d’aborder un grand nombre de configurations possibles. En choisissant des bouteilles connues et parfois déjà dégustées, le caractère pédagogique et structuré de la dégustation l’a emporté sur la simple découverte aléatoire de vieux millésimes.

Dégustation dans la salle capitulaire sous le regard des anciens Grands Maîtres de la confrérie

Dégustation dans la salle capitulaire sous le regard des anciens Grands Maîtres de la confrérie

Les vins ont été servis à l’aveugle, seul le millésime étant connu au moment du service.

Tokay Pinot Gris Holder 1992 – Domaine Schoenheitz (Wihr au Val)
Le millésime 1992 est un millésime précoce et sain, le soleil de l’été et les pluies début septembre ont engendré des rendements généreux tout en permettant une bonne maturité. Début des vendanges le 30 septembre. Rendement moyen déclaré de la région de 94 hl/ha. Ce Tokay 1992 a permis de faire un palier dans la descente vers les années 70, et comme une des deux bouteilles était légèrement oxydée, cela a permis de montrer qu’un vieux vin n’est pas obligatoirement oxydé, que c’est plus un défaut de bouchage spécifique à une bouteille. Les autres bouteilles de la dégustation ont montré par leur robe pâle et leur fraîcheur aromatique que les années passaient sans problème si le bouchage était bon. Les vignes du Holder dans la vallée de Munster sont situées sur un terroir granitique, drainant et produisant naturellement peu de rendement. Ce pinot gris est doté d’une belle évolution au nez avec des arômes de coing, de fruits à chair blanche compotés et une note de foin. En bouche il se montre gras avec une légère douceur bien intégrée. Un beau terroir drainant dans un millésime moyen montre l’évolution du pinot gris. Bien

Riesling Turckheim 1979 et Riesling Schneckelsbourg 1979 – Auguste Hurst (Turckheim)
Le millésime 1979 permet de comparer deux vins de terroirs voisins : millésime généreux avec un rendement moyen déclaré de la région de 93 hl/ha, 30% au dessus de la moyenne des trois récoltes précédentes, très mûr et sain avec un automne chaud. Début des vendanges le 11 octobre. Très bonne qualité, en particulier les muscats et les rieslings. Les deux rieslings de Hurst en 1979 sont de formidables pédagogues pour expliquer la différence entre vin de terroir et vin plus simple. Le Riesling Turckheim 1979, probablement originaire des parcelles sur galets roulés en marge du village se boit encore sur son fruit, il est simple, encore frais, fruité et charnu avec une légère amertume en finale. Un vin qui a bien vieilli. Bien. Le Riesling Schneckelsbourg 1979 situé au cœur du Grand Cru Brand est un lieu-dit où le granit laisse place à un sol plus calcaire, donnant un vin plus vertical au nez de pierre à fusil, tendu en bouche avec de l‘amertume dans la longue finale. Beaucoup ont préféré le vin le plus simple pour leur goût personnel même s’ils ont reconnu la grandeur du Grand Cru, sa minéralité et sa longueur, rappelant au passage que les grands vins racés ne sont pas forcément les plus faciles à boire pour le plus grand nombre. Très Bien

Tokay Pinot Gris 1977 – Cave de Pfaffenheim
Le millésime 1977 est millésime froid et généreux avec un rendement moyen déclaré de la région de 85 hl/ha. L‘été maussade a été sauvé par une arrière saison ensoleillée. Début des vendanges le 17 octobre.  Le Pinot Gris 1977 de la Cave de Pfaffenheim est un superbe exemple d’un pinot gris sain à la maturité juste en limite basse, témoin du millésime froid. Moins mûr que cela le vin aurait été vert et désagréable, récolté plus tardivement les raisins auraient été pourris. Le vin est encore franc, léger en bouche mais parfaitement équilibré. L’aération et le réchauffement du vin font  apparaître du gras et de la profondeur, suggérant un beau terroir d’origine. Une grande réussite dans un millésime réputé faible. Bien

Riesling Lot F10K 1976 – Louis Sipp (Ribeauvillé)
Le célèbre millésime 1976  est connu pour sa sécheresse, mais a produit malgré tout une bonne récolte, avec un rendement moyen déclaré de la région de 81 hl/ha. C’est un millésime chaud, précoce (début des vendanges le 20 septembre), la sécheresse a été en partie compensée par des orages (parfois de grêle) en été et de la pluie fin juillet. Grande année. Le Riesling 1976 de Louis Sipp est un monument, en particulier ce lot F10K originaire du terroir marno-calcaro-gréseux du Kirchberg de Ribeauvillé. Passée une robe dorée éclatante, le nez est un festival d’arômes : miel, cire, agrumes confits, fruits secs, fumée, pierre chaude,… La bouche est ample, pure et sapide, l’acidité étant peu prononcée mais laissant la pace à une bonne salinité. Un grand vin à maturité, dont le potentiel de garde est encore important. Excellent

Gewurztraminer Mandelberg 1973 – Preiss-Henny (Mittelwihr)
Le millésime 1973 : une grande récolte (rendement moyen déclaré de la région très élevé, 107 hl/ha), belle maturité malgré une arrière saison mitigée, bon état sanitaire, début des vendanges le 15 octobre, 1973 est un très bon millésime souvent méconnu des amateurs, à l’instar de la Bourgogne ou de la Champagne, particulièrement réussi sur le gewurztraminer. Le Gewurztraminer 1973 de Preiss-Henny est discret au nez avec des épices grillées et du poivre. Presque sec en bouche, il est ample, puissant et très long. Un vin de gastronomie à parfaite maturité sur le terroir calcaire du Mandelberg, qui supportera quelques décennies de garde supplémentaire. Très Bien

Sylvaner Réserve 1971 – Domaine Weinbach (Kaysersberg)
Le millésime 1971 : Très grande année et petite récolte suite à un hiver froid et à la coulure. Millésime chaud sans stress hydrique, avec du beau temps régulier qui en a fait un des plus grands millésimes de l’après guerre en Alsace. Début des vendanges le 4 octobre. Rendement moyen déclaré de la région assez limité à 55 hl/ha. Originaire du terrain de graves du Clos des Capucins en sortie de vallée de la Weiss, le vin est épicé, complexe au nez avec une touche de fruits cuits, et une bouche tendre, bien conservée mais manquant un peu de structure. Le Sylvaner 1971 du domaine Weinbach est bien conservé, mais au milieu des vins de terroir il a montré que même en prenant un grand millésime chez un producteur réputé, le vin se conserve mais n’a pas la même dimension que les vins de grands terroir. 1971 signe malgré tout un des plus grands sylvaners chez Weinbach, qui ne sera surpassé que par le très grand 2007 voire le 2009. Très Bien

Riesling 1969 – Edmond Rentz (Zellenberg)
Le millésime 1969 : récolte moyenne, millésime tardif (début des vendanges le 13 octobre) sauvé par une très belle arrière saison malgré la grêle qui a touché quelques zones sur la route des Vins. Rendement moyen déclaré de la région de 67 hl/ha. Un millésime réputé pour ses rieslings et ses muscats. Le Riesling 1969 de Rentz possède un fruité ouvert sur le bourgeon de cassis et le buis, avec des notes moins nobles qui suggèrent une vigne partiellement grêlée, mais le terroir de Zellenberg peu adapté au riesling donne également un profil aromatique inhabituel, la cuvée étant peu terpénique. La bouche est fraîche, d’une grande jeunesse avec un équilibre de demi-corps. Facile à boire, le vin est bien conservé. Bien

Muscat Réserve Exceptionnelle 1967 – Hugel et Fils (Riquewihr)
Le millésime 1967 est un très bon millésime, au printemps humide et froid suivi par un été chaud et sec. La pluie de septembre a entrainé des départs de pourriture, précipitant le début des vendanges le 9 octobre. Rendement moyen déclaré de la région de 81hl/ha. Les gewurztraminers sont particulièrement réussis cette année, tout comme les vins de coteau. Le Muscat 1967 de Hugel est une vendange tardive produite sur le terroir marno-calcaire avec du gypse du Grand Cru Schoenenbourg, un très grand vin à la minéralité puissante. Le nez est frais, avec des notes de cassis, de framboise, de feuille de menthe séchée et une pointe fumée. La bouche est ample, minérale, complexe et d’une jeunesse incroyable. Le terroir se révèle dans la longue finale. Un vin remarquable que nous avons dégusté à table en octobre 2008 pour le plus grand plaisir des participants. La maison Hugel a arraché les muscats du Schoenenbourg en 1973, et en a replanté en 2005, annonçant un futur muscat Jubilée. Excellent

Gewurztraminer Clos Gaensbroennel 1966 – Domaine Hering (Barr)
Le millésime 1966 est un beau millésime qui a débuté par un hiver rude, avant que l’été chaud et suffisamment pluvieux pour parfaire la maturation des raisins.  Début des vendanges le 10 octobre dans de très bonnes conditions. Rendement moyen déclaré de la région de 70 hl/ha. 1966 est réputé pour les rieslings et les gewurztraminers. Originaire du Kirchberg de Barr, terroir argilo-calcaire, le Clos Gaensbroennel 1966 de Hering est un vin monumental au nez floral et épicé, de style légèrement moelleux, ample et minéral en bouche avec de la puissance. Belle évolution au vieillissement, et une garde de 30 ans supplémentaire ne lui fera pas peur. Excellent

Gewurztraminer Réserve Personnelle 1964 – Kuentz-Bas (Husseren-les-Châteaux)
1964 est une très grande année classique du vignoble alsacien. L’hiver doux a été suivi par un printemps frais. L’été chaud a causé un léger stress hydrique, le début des vendanges le 5 octobre est précoce pour l’époque.  Les vendanges se déroulent par un beau temps sec et chaud. Malgré tout le rendement moyen déclaré de la région est de 90 hl/ha.  Un beau millésime qui a donné des grands vins dans tous les cépages. Le  Gewurztraminer Réserve Personnelle 1964 de Kuentz-Bas est un vin ample et puissant originaire des parties argilo-calcaire du Pfersigberg. Epicé au nez avec de la netteté et un fruité discret qui apparaît à l’aération, profond, concentré et minéral en bouche sans moelleux perceptible, c’est un vin droit dans ses bottes et certainement indestructible. Grande garde supplémentaire prévisible, et grand vin de gastronomie. Très Bien

Pinot 1963 – Willy Gisselbrecht (Dambach-La-Ville)
Le millésime 1963 est considéré comme très difficile : l’hiver rude et le temps frais au printemps et en été ont favorisé une maturation lente, et des rendements généreux, 100hl/ha en moyenne, dépassant allègrement 200 hl/ha sur certains chasselas ou sylvaners. Le début des vendanges très précoce a été fixé au 29 septembre, en avance sur la maturité réelle des vins mais à la demande pressante du vignoble qui voyait ses raisins pourrir sur pied. L’auxerrois, cépage de maturation rapide, planté sur les terroirs granitiques drainant de Dambach la Ville s’en est visiblement bien sorti. Le Pinot 63 de Gisselbrecht est l’archétype du vin sans grand terroir à la longévité exceptionnelle, surtout dans un si petit millésime. Un vin vraiment bluffant au nez de noisette, de poire avec une note de sous bois, tendre en bouche avec une bonne pureté. On n’hésiterait pas à le servir sur une quiche lorraine le soir même. Témoignage exceptionnel de la capacité de vieillissement des vins d’Alsace. Très Bien

Sylvaner Brand 1961 – Cave de Turckheim
Le millésime 1961 est un très bon millésime chaud et sec au printemps, mitigé en été mais à nouveau sec et très chaud en septembre, ce qui a permis de récolter dès le début des vendanges le 9 octobre des raisins sains et mûrs. Rendement moyen déclaré de la région de 67 hl/ha. Le Sylvaner Brand 61 de la cave de Turckheim est d’après Jean Meyer la cuvée produite par les parcelles du lieu-dit « Alleluia » appartenant à M. Widerkehr, propriétaire de l’usine de papier à Turckheim. Les raisins étaient normalement vinifiés et vendus sous étiquette propre par la maison Boeckel de Mittelbergheim. Mais M. Boeckel était d’après son fils Thomas sous les drapeaux et affecté en Algérie en 1961, d’où une vinification et une mise en bouteille faite exceptionnellement par la cave coopérative de Turckheim. L’herbe séchée, la menthe, la fumée dessinent un nez complexe et ouvert. La bouche est dense, droite et finement acidulée, avec une longue finale.  Un très grand vin assurément.

L’objectif de montrer le potentiel de vieillissement et de bonification des vins d’Alsace était clairement atteint, avec des bouteilles de qualité moyenne très élevée. Les bouteilles des années antérieures à 1976 avaient été rebouchées, parfois récemment pour les années 61-63, par les jeunes conseillers en charge de l’Oenothèque de la Confrérie. Le rebouchage permet d’éliminer les cuvées oxydées ou bouchonnées, et de remettre une dose de solution sulfitée avant de remettre un bouchon neuf. A noter qu’aucun vin n’était marqué par un soufre trop présent, comme cela peut arriver parfois juste après un rebouchage.

Thierry Meyer

Lire aussi le compte rendu en texte et en images de Stéphane Wasser

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