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Finesse, grands vins et plaisir de la dégustation

Finesse, grands vins et plaisir de la dégustation à table
11 février 2005, Restaurant La Taverne Alsacienne – Ingersheim

La passion du vin et de la bonne chère est souvent faite de longues heures passées à tester, acheter, stocker, découvrir, archiver, discuter des vins. Si la surprise de la découverte d’une bouteille inconnue apporte souvent beaucoup de plaisir, l’organisation d’un repas autour de vins connus et appréciés procure une joie d’une autre nature et d’une bien plus forte intensité encore.


J’ai sorti quelques bouteilles de ma cave le week-end dernier, parmi mes achats les plus anciens (1998-1999), avec pour objectif de nous faire plaisir lors d’un dîner de 12 convives. Les vins ont tous été goûtés par le passé, mais étaient associés cette fois par paire pour ajouter le plaisir de la comparaison et du renforcement mutuel des différences entre les vins.


Philippe Guggenbuhl a préparé un menu en quatre services pour accompagner les vins. J’avoue que j’ai parfois peur de ne plus m’émerveiller devant tant de repas organisés dans ce restaurant, blasé par les poissons, les viandes, et cet art d’associer les accompagnements et les sauces aux vins du dîner. Une fois de plus, mes craintes furent vaines, et c’est un moment d’anthologie que nous avons passé vendredi dernier.


 



12 convives, 4 plats, 9 grands vins, l’équilibre semble parfait dans les chiffres : les dégustateurs n’étaient pas à saturation, les estomacs étaient juste remplis ce qu’il fallait, et le bonheur de déguster chaque cuvées était d’autant plus intense que les plats se montraient – une fois de plus – exceptionnels. De plus, comme les 12 convives ont rempli leurs fiches de dégustation, je vais pouvoir placer à coté de chaque note de vin les impressions de la tablée, pour qu’on puisse se rendre compte de la diversité des appréciations de chacun. Si mes notes de dégustations ne reflètent que ma propre perception, une synthèse des impressions d’un groupe renseigne sur les différences de consensus entre les vins.


Apéritif et amuse-bouches

Pour accompagner les gougères et autres petites douceurs salées, un champagne en Magnum. Parfait pour remplir les flûtes de 12 convives, les bouteilles de Grand Blanc de Philipponnat sont transparentes, en verre blanc, et fort élégantes. Mais le magnum est un contenant large, et même en le sortant du frigo à l’avance il lui faut du temps pour monter en température. Servi frappé (à 7-8 degrés), il semblait assez banal, et il a fallu dépasser les 12-13 degrés pour que le bouquet se développe à son optimum.


Champagne Philipponnat Grand Blanc 1990 en Magnum : La robe est jaune pâle, avec des bulles fines et une bonne effervescence. Le nez est très parfumé, complexe avec du foin coupé, des fleurs séchées, de la brioche et de la noisette. Des notes plus mures surviennent lorsque la température monte. La bouche est dense et grasse, avec une bonne acidité. La complexité est moyenne et une légère amertume en finale trahit peut-être un petit manque de maturité, ce qui empêche cette bouteille d’atteindre les sommets. Très Bien
Avis du Groupe : Excellent-0 Très Bien-7 Bien-4 Bof-1 Beurk-0


Le champagne est une affaire de goût, en particulier dans les millésimes un peu plus vieux, qui n’interpellent pas tout le monde.


En entrée : Nems farcis au confit de canard, réduction de vinaigre balsamique et porto.

Pour accompagner des rieslings à maturité, la viande blanche et le vinaigre balsamique sont souvent très appréciés. Cette préparation donne à la fois beaucoup de parfum en bouche qui se marie idéalement avec le vin, ainsi qu’une texture filandreuse qui apprécie beaucoup la fine acidité de ces deux cuvées de riesling 1990. Le vin de Beyer se montre initialement le plus parfumé, le plus immédiat. Le Frédéric Emile se montre plus discret, mais tel un rouleau compresseur, déploie lentement sa puissance, et impressionne beaucoup par son équilibre proche de la perfection une fois la bonne température atteinte. Les deux rieslings montrent deux choses. D’une part le très haut niveau qualitatif des vins d’Alsace à maturité, qui ont tout à fait leur place dans de grands dîners comme celui-ci. Ils n’ont rien à envier aux deux cortons charlemagne qui vont suivre. D’autre part même auprès de néophytes en vins d’Alsace, ces deux rieslings 90 montrent une différence de profil qui est fortement perceptible. Un encouragement à regarder l’Alsace d’un peu plus près.


Riesling Cuvée Frédéric-Emile 1990 – Trimbach : La robe est jaune beurre. Le nez est complexe, minéral, avec des notes de beurre et un léger pétrole. La bouche est grasse, développe des arômes de fleurs blanches, avec une acidité légèrement piquante. L’ensemble est discret au début (la première impression est plutôt «Très Bien ») et développe rapidement un équilibre proche de la perfection absolue. Un vin qui est à maturité mais qui ne montre aucun signe de vieillissement. Le vin se tient très bien dans le verre pendent plusieurs heures, un signe qui ne trompe pas sur sa durée de vie (encore 15 ans de garde au minimum). Une cuvée de référence dans un millésime d’anthologie. Excellent, voire plus.
Avis du Groupe : Excellent-4 Très Bien-4 Bien-4 Bof-0 Beurk-0


Des impressions très variées pour ce vin, certains lui trouvant un peu trop de pétrole, ou pas assez de nez.


Riesling Cuvée des Comtes d’Eguisheim 1990 – Léon Beyer : déjà goûtée très favorablement en Octobre dernier lors du week-end riesling, j’attendais la comparaison avec le Frédéric-Emile de la même année. La robe est jaune citron. Le nez est mur, grillé avec des notes d’agrumes, et évolue vers plus de complexité avec des arômes de beurre et de noisette, de pétrole, de fleur d’oranger. La bouche est grasse, souple, fruitée et assez minérale. Un peu plus facile d’accès initialement que le Frédéric-Emile  90, en raison de son coté acidulé, le vin montre moins de complexité à l’aération, même s’il garde une excellente longueur en bouche. Un vin qui évolue favorablement depuis 5 ans, et qui se goûtera encore bien pendant plusieurs années. Très Bien
Avis du Groupe : Excellent-3 Très Bien-7 Bien-2 Bof-0 Beurk-0


Si l’impression moyenne est la même que pour la cuvée précédente, on note un plus grand consensus sur cette cuvée.


En poisson, filet de Skrei rôti, purée d’artichaut, légumes anciens et gambas grillés.

Février-Mars, la saison où les jeunes cabillauds de la mer de Barents descendent dans les fjord norvégiens des Iles Lofoten pour frayer. Après 600km de nage dans des eaux froides et pures, les poissons les moins chanceux finiront leur nuit avec une femelle et devront subir les affres de la vie de couple. Les plus chanceux seront pêchés par un petit bateau, puis finiront leur vie sur une assiette dans un grand restaurant alsacien… Le poisson a une chair d’une blancheur immaculée, un goût très subtil qui évoque le bar en un peu moins puissant, et une texture d’une finesse inouïe, proche de la noix de Saint-Jacques mi-cuite. Après une cuisson de 5 minutes au four humide à 300 degrés, le filet ressemble à un pavé blanc immaculé, se découpe à la fourchette et se déguste avec délectation. C’était le bon moment pour tester deux millésimes de Corton Charlemagne de Bonneau du Martray, un millésime gras et riche et un millésime plus austère et minéral.  Des expériences précédentes ont montré que les 1988 sont parfois oxydés (problèmes de bouchon), mais quand on tombe sur une bonne bouteille c’est l’extase. Ce fut le cas cette fois ci.  La comparaison amplifiant les caractéristiques de chaque vin, le 92 s’en retrouve du coup un peu lourd et presque trop puissant pour ce poisson, même si le bouchon y est peut-être pour quelque chose. L’association Skrei /CC 88 BdM restera dans les annales comme un des plus beaux accords mets/vins. Quant au CC 92, il faudra le regoûter  sur un plat un peu plus riche.


Corton Charlemagne 1988 – Bonneau du Martray : La robe est jaune pâle. Le nez est minéral, parfumé avec des fleurs blanches, très pur. La bouche est assez sèche, dense et grasse, avec une acidité fondue et présente. La fin de bouche tire en longueur sur cette acidité très minérale. Une fraîcheur extraordinaire pour ce vin de presque 17 ans d’âge issu d’un millésime pas facile. Excellent.
Avis du Groupe : Excellent-7 Très Bien-3 Bien-2 Bof-0 Beurk-0


Un vin qui plaît beaucoup, certains le trouvant un peu austère quand même en comparaison du 92


Corton Charlemagne 1992 – Bonneau du Martray : La robe se fait plus foncée, avec des reflets dorés. Le nez est parfumé, avec des arômes de beurre et de noisette, un peu de levure. A l’agitation, on décèle un léger coté oxydatif discret mais pas très agréable, qui gâche un peu la pureté du nez. Une imperfection peut-être dure au bouchon, le 88 paraissant nettement plus jeune. La bouche est grasse, ronde, beurrée et très mure, le phénomène étant amplifié par la présence du millésime 88. L’équilibre est très bon sur un style puissant. Si le vin est très plaisant en dégustation, il écrase un peu le poisson. Très Bien.
Avis du Groupe : Excellent-2 Très Bien-6 Bien-3 Bof-1 Beurk-0


Certains aiment beaucoup, d’autres aiment moins ce côté riche, gras et puissant. Il s’agit du vin qui a la plus grande diversité des suffrages de la soirée.


Selle de daim en croûte de baies roses, choux rouge et knepflés alsaciens

Comme par le passé, les plats de viande et les vins rouges qui suivent des très grands vins blancs et des poissons fins sont face à un sacré challenge. Le vin rouge s’exprime sur un équilibre différent de la délicatesse des grands bourgognes blancs, et la viande donne une texture différente de la finesse des poissons. Ce daim est d’origine alsacienne, et a été chassé il y a quelques semaines dans le Ried. Les deux rouges qui ont suivi ont du dévoiler tous leurs atouts pour effacer (en vain) le souvenir des rieslings et des corton charlemagne.  Néanmoins, il s’agissait d’une belle comparaison. On dit souvent qu’à Bordeaux il faut acheter les grands vins dans les petits millésimes, et les petits vins dans les grandes années. Mais personne ne se penche sur la comparaison. Entre les deux bouteilles. On connaît la constance avec laquelle Château Latour produit des vins élégants, au fil des millésimes. ON dit souvent des Forts de Latour que c’est un des meilleurs seconds vins, et en particulier que le millésime 82 est très réussi (Latour 82 étant lui-même extra-terrestre). Goûter Latour 81 côte à côte avec les Forts de Latour 81 était donc un exercice intéressant, surtout que la valeur des deux vins est équivalente (lu sur www.1855.com ce matin, Latour 81 est à environ 200 euros, les Forts 82 étant à 212 euros). Ici il n’y aura pas vraiment de match. Les deux vins ont été goûtés à l’aveugle, et le 82 domine clairement le 81 dans la richesse comme dans la finesse. Il faut revenir longuement sur le Latour 81 pour apprécier son coté minéral, son équilibre sec et un peu austère, et la finesse de ses tanins. Mais l’exercice intellectuel est trop difficile avec le flamboyant second vin de 1982 juste à côté… Petit tour du coté de l’assiette, le daim est cuit au four avec un cœur rosé et la croûte de baies roses lui donne beaucoup de parfum. A noter le choux rouge préparé selon une recette secrète du chef, qui allie croquant et douceur sans avoir l’amertume ni l’acidité de certaines préparations.


Château Latour 1981 : Le vin a été carafé deux heures. La robe tuile un peu, mais reste assez dense. Le nez est assez parfumé, un peu fumé avec des notes d’encre et de prunelle, donnant l’impression d’une complexité moyenne. La bouche est dense, sèche, très fine et pure mais avec des tanins encore présents. L’ensemble regorge plus de légumes rouges (poivron !) que de fruits rouges. L’équilibre est remarquable pour un vin de 1981, dans un style qui rappelle le Château Pichon Comtesse de Lalande 81. Bu seul il impressionnerait beaucoup, mais il souffre ici de son compagnon. Très Bien.
Avis du Groupe : Excellent-1 Très Bien-9 Bien-2 Bof-0 Beurk-0


Une impression assez consensuelle, certains le trouvant un peu sec et manquant de gras en comparaison avec le 82.


Les Forts de Latour 1982 : Le vin a été carafé deux heures. La robe se pare d’un bel éclat, avec des nuances de rouge très brillant. Le nez est mur avec des notes de cassis, de mine de crayon, et se dévoile par paliers de manière très complexe. En bouche on retrouve cette douceur et ce fondu typique des Médocs 82. Le vin est à la fois très concentré, très souple et possède beaucoup de race et d’élégance. Excellent, voire plus.
Avis du Groupe : Excellent-9 Très Bien-3 Bien-0 Bof-0 Beurk-0


Il s’agit du vin le plus apprécié de la soirée, et du plus consensuel aussi. 82 est vraiment une grande année, le coté suave, rond, fruité et souple des vins faisant l’unanimité.


En dessert, Capuccino d’orange

Dessert léger, monté en crème fouettée avec des saveurs d’agrumes, de gingembre et de cardamome, sur un fond de quartiers d’orange qui viennent donner de la fraîcheur. Le dessert compagnon idéal de nos deux VT, qui saura accompagner le coté acidulé du pinot gris tout en sachant rester discret. Les deux domaines phares ont produit des vins moelleux d’anthologie en 1994, qui arrivent doucement à maturité. Les vins moelleux de Colette Faller  sont en général très doux et onctueux, ils tranchent beaucoup avec ceux du domaine Zind-Humbrecht, plus fortement marqués par le botrytis et plus acidulés. Derrière un classement de valeur sans intérêt, il était intéressant de constater vers quel vin se portait le goût des gens. Une fois de plus, les deux vins se sont montrés très différents, ce qui a renforcé l’idée que les VT ne sont pas forcément stéréotypés et qu’à cépage et millésime identiques, on pouvait trouver des équilibres différents. Les impressions étaient très bonnes, seules 4 personnes ont une préférence pour l‘un des deux vins : deux hommes préfèrent le vins de Humbrecht à celui de Weinbach, et deux femmes préfèrent le Weinbach à celui de Zind-Humbrecht… Y a-t-il une leçon à tirer sur les préférences des hommes et femmes en matière d’équilibre des vins moelleux ?


Pinot Gris Vendanges Tardives 1994 – Domaine Weinbach : La robe est jaune citron, assez claire. Le nez est parfumé, avec des fruits jaunes murs, mais présente une légère évolution perceptible au travers d’arômes d’écorce d’orange. Cette patine provient probablement d’un vieillissement accéléré du à des conditions de stockage que je sais loin d’être idéales. Sur le riesling ou le muscat ce genre de notes est très agréable, mais je reste dubitatif sur leur intérêt dans le cas d’un pinot gris. La bouche est très élégante, ronde et grasse avec des arômes fruités très prononcés. Le mot « caresse » est prononcé par plusieurs personnes, c’est tout le style du domaine Weinbach qui s’exprime dans cet équilibre harmonieux et sans aucune aspérité. Très Bien.
Avis du Groupe : Excellent-7 Très Bien-4 Bien-0 Bof-0 Beurk-0


Une belle fin de dîner avec un vin reconnu pour sa pureté aromatique et sa rondeur caressante en bouche.  Les « Très bien » et les « Excellents » étant alternés. 4 personnes sur 11 ont donné une note différente aux deux moelleux.


Pinot Gris Heimbourg Vendanges Tardives 1994 – Zind-Humbrecht : La robe est jaune doré. Le nez est très parfumé, et typique des vins du domaine avec du miel, des agrumes confits, de l’abricot, et une touche de champignon. L‘acidité volatile est un peu perceptible à l’ouverture de la bouteille puis s’estompe rapidement. La bouche est riche, acidulée, très élégante avec beaucoup de précision. Le vin est puisant et fin à la fois, un peu comme de la dentelle en fil de fer ! La finale est comme toujours longue car portée par le sucre et l’acidité. On est avec la précédente bouteille au firmament des pinots gris alsaciens. Excellent.
Avis du Groupe : Excellent-7 Très Bien-4 Bien-0 Bof-0 Beurk-0


Une belle fin de dîner cette VT dans un style très Zind-Humbrecht, le coté acidulé du pinot gris associé à un botrytis assez marqué donne un vin assez riche, plus puissant que le précédent. Les « Très bien » et les « Bien »  sont  alternés. 4 personnes sur 11 ont donné une note différente aux deux vins moelleux.


Le Lendemain…

Un tel dîner ne laisse personne indifférent. Ceux qui connaissent déjà la Taverne Alsacienne et ses agapes sont une fois de plus impressionnés. Ceux qui découvrent réalisent qu’ils ont fait là un des meilleurs repas qui soit. Le lendemain, alors que le repas n’est plus qu’un souvenir lointain, le riesling Frédéric Emile 90, le Corton Charlemagne 1988 accompagné de son poisson, et les Forts de Latour 82  résonnent encore dans la tête et en arrière bouche.


Puisqu’il faut bien repartir de la région, un petit arrêt dans le vignoble du coté de Sigolsheim pour observer les sols et goûter deux vins «in situ».


Riesling Grand Cru Mambourg Vendanges Tardives 1997 – Marc Tempé : la robe est jaune pâle, un peu trouble. Le nez est parfumé, citronné avec une touche un peu lactée, et cette légère évolution qui rappelle les rieslings allemands. La bouche est équilibrée avec un sucre résiduel fondu qui se marie bien avec l’acidité. Un vin qui se déguste très bien seul, il faudra essayer des accords à table ces 15 prochaines années, lorsque le vin continuera son évolution. Un vin qui arrive enfin à sa vraie maturité. Très Bien


Gewurztraminer Rodelsberg 1998 – Marc Tempé : La robe est assez dorée avec un bel éclat. Le nez est très aromatique, avec des notes d’ananas, de rose et d’épices. La bouche est sèche, dense et épicée, le sucre résiduel ayant du mal à s’imposer devant la grosse matière. Un vin de gastronomie qui exprime bien les notes minérales de son origine (une parcelle de terres argileuse contenant beaucoup de fer, située au sommet du Grand Cru Mambourg). Très Bien.


Thierry Meyer