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La gestion du changement selon John Kotter appliquée à la réforme de l’AOC Alsace Grand Cru

La gestion du changement est un sujet très courant dans de nombreuses entreprises ou administrations ; exercice difficile à cause de la fameuse « résistance au changement » de l’être humain, un projet de réforme ne termine souvent pas au niveau des ambitions qu’on lui avait donné initialement.
La recherche universitaire en management est généralement appelée à la rescousse pour aider les décideurs à gérer leurs entreprises et leurs projets, en particulier les projets de changement internes. L’approche scientifique se base sur un grand nombre d’exemples passés et sur les enseignements sur ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas : en trouvant les causes des dysfonctionnements, un modèle de bonnes pratiques peut être créé et permet de suggérer des moyens d’augmenter les chances de succès de nouvelles initiatives, en donnant un mode d’emploi schématique.
Aux Etats-Unis, la référence universitaire dans la gestion du changement s’appelle John P. Kotter, professeur à la Harvard Business School qui a eu la bonne idée de formuler ses recommandations sous la forme d’une approche simple en 8 points. L’application à la réforme de l’AOC Alsace Grand Cru apporte un éclairage intéressant en posant quelques bonnes questions…

John Kotter et son ouvrage « Leading Change »

Pour présenter le personnage, je me base sur le contenu détaillé de la page Wikipedia consacré à John Kotter :

John Paul Kotter (né en 1947) est professeur à la Harvard Business School de Boston depuis 1972. Il est considéré comme une autorité mondiale sur le leadership et la gestion du changement. En particulier, sur base de ses études, il explique comment les meilleures entreprises gèrent le changement.
John Kotter est l'auteur du best-seller international "Leading Change" publié en 1996, qui décrit les 8 étapes à mettre en place pour transformer une entreprise. Ce livre est devenu la bible des managers dans le monde entier. En Octobre 2001, le magazine Business Week a élu John Kotter comme le "leadership gourou" n°1 en Amérique sur la base d'un sondage effectué auprès de 504 entreprises.
Son travail le plus récent, " Our Iceberg Is Melting: Changing and Succeeding Under Any Conditions " (notre Iceberg fond : comment réussir le changement dans n’importe quelle condition), date de Septembre 2006. Il met les 8 étapes au sein d'une allégorie. Ce travail est également la base d'un programme de formation en leadership nommé "Leading Bold Change – Creating Leaders at all Levels".

Les huit étapes du changement selon John Kotter

Résumer le livre Leading Change en un paragraphe est certainement illusoire, tant l’ouvrage original regorge d’exemples et de contre-exemples. Mais la description rapide vous donnera les éléments clé qui résument les 8 étapes et leurs articulations.

Etape 1 : Establish a Sense of Urgency (Créer une situation d'urgence)
Avant d’engager un projet de réforme, la question est de savoir si les parties prenantes en sentent vraiment le besoin, et dans le cas négatif, de quel manière créer ce sentiment. Une précision importante est que ce sentiment ne doit pas venir de la réforme elle-même, ce qui serait une erreur monstrueuse, mais plutôt d’un élément externe à l’entreprise ou au groupe de référence.
Etape 2 : Create the Guiding Coalition (Former une coalition dirigeante)
Une fois que le sentiment d’urgence est créé, il faut mobiliser une équipe qui va pouvoir travailler sur un projet de réforme. Le mot coalition est important car il faut que toutes les parties prenantes soient représentées, au risque de ne pas pouvoir proposer en confiance de projet viable.
Etape 3 : Develop a Vision and Strategy (Concevoir une vision et une stratégie)
Deux points sont importants dans cette étape. La première est de distribuer la vision (où on va) de la stratégie (comment on y va). Parler de réglementation et de nouvelles règles alors qu’il n’y a pas de consensus sur l’objectif à poursuivre ne fonctionne généralement pas, car chacun se focalise sur les inconvénients des nouvelles règles, sous –entendant souvent un objectif différent.
Etape 4 : Communicate the Change Vision (Communiquer le projet de changement)
Communiquer, c’est à la fois rappeler la situation d‘urgence, proposer une vision pour y remédier, et proposer un plan d’action pour y arriver. Aucune de ces trois parties ne peut être oubliée.
Etape 5 : Empower Employees for Broad-Based Action (Responsabiliser les employés pour une action à grande échelle)
Les acteurs de la mise en œuvre de la réforme doivent avoir les moyens d’agir. Puisqu’il s’agit d’un effort souvent collectif, chacun doit pouvoir contribuer, sous peine d’être laissé au bord du chemin.
Etape 6 : Generate Short-Term Wins (Obtenir et démontrer des résultats positifs à court terme)
Les efforts à long terme qui n’offrent pas de petites satisfactions à court terme deviennent vite démotivants. Il est important de mettre en avant les premiers signes de changement, et de les récompenser  dignement.
Etape 7 : Consolidate Gains and Produce More Change (Consolider les premiers résultats et s’en servir pour accélérer les changements)
Cette étape de capitalisation des premiers résultats est cruciale, c’est elle qui donnera la motivation nécessaire pour entrainer tout le monde vers la réforme.
Etape 8 : Anchor New Approaches in the Culture (Ancrer les nouvelles pratiques dans la culture d'entreprise)
Un fois la réforme terminée, il faut que le nouvel équilibre soit stable, pour éviter qu’au moindre problème chacun revienne sur les anciennes pratiques.

Application à la réforme des appellations Alsace et Alsace Grand Cru

La lecture du schéma précédent a déjà du stimuler votre imagination quant à leur application à la réforme des appellations d’origine. Car finalement, la situation des vignobles européens appelle à un changement : une situation extérieure (réglementation européenne) créer une urgence à rassembler les parties prenantes du vignoble pour définir ensemble la meilleure manière d’y répondre.
Petit tour d’horizon et quelques réflexions personnelles :

Etape 1 : Establish a Sense of Urgency (Créer une situation d'urgence)
En Alsace, quel est cette situation, et y a-t-il une urgence ? La libéralisation au niveau européen des droits de plantation et la création de l’AOP a-t-elle vraiment créé un sentiment d’urgence ? Est-ce suffisamment clair pour tous les producteurs ? A lire dans la presse ou à écouter les réactions des vignerons, il semblerait que le problème principal qui affole soit certaines possibilités pour la réforme et ses conséquences éventuelles, et non la problématique initiale qui aurait du mobiliser.
La réforme a-t-elle été engagée avant que les vignerons n’en ressentent vraiment le besoin ? Peut-être qu’il faudrait prendre le temps de bien comprendre les enjeux et les risques pour le vignoble alsacien.

Etape 2 : Create the Guiding Coalition (Former une coalition dirigeante)
Pour une réforme de l’appellation Alsace Grand Cru vers un projet qualitatif important, il serait utile  que l’élite du vignoble alsacien parle d’une seule voix, fut-elle un compromis, et puisse créer ensemble un projet faisant suite à leurs réflexions. Malheureusement, on n’a pas vu Jean Boxler, Jean-Michel Deiss, Laurence Faller, Olivier Humbrecht, André Kientzler, Jean Meyer et André Ostertag (pour citer quelques producteurs emblématiques de grands crus) se pencher sur le problème ensemble et se présenter clairement comme porteurs légitimes voire juste cautions d’un projet officiel commun qui viserait à répondre aux demandes de Bruxelles. Si coalition il y a, c'est malheureusement plutôt dans la contestation des premières idées proposées par l'équipe officiellement mise en place.
Quelles que soient les instances officielles en charge de mener à bien la réforme, il faudra bien un moment qu’elles recherchent quel consensus est possible avec les vignerons alsaciens qui portent haut la qualité des terroirs, en France ou à l’étranger.

Etape 3 : Develop a Vision and Strategy (Concevoir une vision et une stratégie)
Quelle est la vision sur l’avenir des Grands Crus d’Alsace ? A-t-elle déjà été développée, et par quelle coalition ? Il y a un aspect qualitatif, mais également – et c’est important pour une appellation – certainement un aspect marketing et communication essentiel. Car si chacun peut faire ce qu’il veut sur des appellations moindre, l’objectif d’une Appellation d’Origine Protégée est tout de même d’avoir un point d’accès au marché, porté par cette appellation.
Loin d’imposer quoi que ce soit à quiconque, il est clair qu’en restant en vin de table le vigneron peut faire quasiment ce qu’il veut et planter n’importe quel cépage sur n’importe quel sol. Aucune loi n’interdit aujourd’hui de produire du pinot blanc, du pinot noir, du sylvaner voire du chardonnay sur un terroir classé Grand Cru, et les meilleurs domaines ne s’en privent pas, produisant des vins superbes. Ce n’est que l’usage de l’AOC Alsace Grand Cru sur l’étiquette qui est interdit. Mais visiblement cela ne suffit pas pour avoir une reconnaissance du marché, même quand le domaine est connu, et les prix de vente plus bas que les vins portant l’AOC Grand Cru (tout comme les notes de certains guides) reflètent cet état de fait.  C’est donc bien de marketing  qu’on parle, et de la manière dont les vignerons vont présenter un projet commun qui portera les valeurs communes de la qualité en une fois, plutôt que de devoir chacun expliquer sa démarche. C’est le sens qu’on a donné aux AOC depuis longtemps en France.
La question est donc à mon avis moins de savoir comment produire un grand vin que de déterminer un compromis pour déterminer ce qui doit être défini derrière une appellation spécifique.

Etape 4 : Communicate the Change Vision (Communiquer le projet de changement)
Communiquer, c’est à la fois rappeler la situation d‘urgence, proposer une vision pour y remédier, et proposer un plan d’action pour y arriver. Aucune de ces trois parties ne doit être oubliée.
Ce n’est pas la peine d’aller plus loin dans l‘application des étapes, puisqu’on en est encore à la définition de la vision. Les quatre premières étapes confrontées à la réalité alsacienne de début 2010 expliquent peut-être pourquoi la réforme est perçue comme étant mal engagée, et communiquer une vision qui n’est pas partagée par l’élite de la viticulture alsacienne et qui est perçue come un risque majeur par une grande partie du vignoble est tout simplement impossible.

Quelques pistes pour continuer

En se basant sur le cheminement en étapes de John Kotter, on voit donc que les premières étapes ne sont pas suffisamment achevées pour avancer sereinement vers les suivantes, et si chacun commence à discuter des étapes pour arriver au résultat avant de savoir quel résultat est souhaité, les discussions tourneront au vinaigre sans que le dossier n’avance.
Pour continuer d’un bon pied, il faudrait peut-être commencer par le début : décrire les implications de la réforme de Bruxelles, et comprendre la manière dont elles sont perçues par les vignerons de toutes les familles de la viticulture alsacienne. Tant que ça ne sentira pas suffisamment le roussi, l’énergie disponible pour réformer ne sera pas disponible, elle sera en revanche dépensée pour lutter contre toute tentative de réforme, ce qui est totalement contre-productif.
Ensuite, avant de vouloir se lancer dans une bagarre avec des milliers de viticulteurs pour aire passer des nouvelles règles de production, peut-être faudrait-il chercher au préalable une coalition plus solide voire plus consensuelle qui puisse définir un projet commun qui augmente les chances d’être acceptés par la majorité. Pour cela, penser qualité et élite ne suffit peut-être pas, il faudra de toute façon réfléchir sur l’usage qui est fait de l’appellation dans une approche marketing. Est-ce qu’une majorité de producteurs est décidée à ne plus produire de grands crus au rabais, vendus moins de 7 euros TTC ?
La bonne nouvelle est que l’Alsace n’est pas la seule à devoir se poser la question du lien au terroir des appellations d’origine, et qu’il y aurait surement de bonnes idées à prendre en allant voir comment les autres régions gèrent plus ou moins bien le même problème. Car finalement, établir le lien au terroir à Bordeaux, en Champagne ou en Bourgogne n‘est pas de tout repos non plus.

Thierry Meyer