L'Oenothèque Alsace

Chronique du 19/08/10 : Le nom de domaine en Alsace, un casse-tête à l’heure d‘Internet

Cristal, Latour, Mouline, Petrus, La Tache, autant de cuvées mythiques qui bénéficient d’un atout considérable : leur simple évocation tient en un seul mot, suffisant pour représenter l’Appellation, le cru, le producteur et la cuvée. La mémorisation tout autant que la communication sont facilitées, avantage important à l’heure des mots clés indispensables à une présence significative sur la Toile. L’Alsace tout comme l’Allemagne sont pénalisées par des noms de vins à rallonge, dont l’écriture sous des formes parfois très différentes rend difficile la mémorisation et la recherche. Comment être sûr de retrouver sur le Toile les références à ce fameux « Gewurztraminer Grand Cru Hatschbourg Sélection de Grains Nobles du domaine Ginglinger-Fix à Voegtlinshoffen », quand le nom du vin peut être écrit de plusieurs manières, et que les moteurs de recherche renvoient des dizaines de milliers de pages ? A défaut de pouvoir simplifier le nombre de cuvées produites, une première étape importante pour un metteur en marché consiste à définir un nom de domaine efficace, c’est à dire unique et facile à identifier. Petit tour d’horizon des pratiques des producteurs alsaciens…

 

Le cas des noms de Famille

En l’absence systématique de châteaux comme dans le Bordelais, le nom des domaines a souvent été simplement le nom du vigneron ou du gérant, généralement précédé du prénom. Mais si cette pratique fonctionne bien sur une génération dans d‘un domaine familial, elle nécessite de bien gérer la question du changement éventuel de prénom. Si chaque génération change le nom du domaine pour lui faire placer le prénom de l’héritier en charge, les références risquent de devenir confuses car les clients de longue date devront s’adapter à de nouveaux noms à chaque changement de génération. Les domaines Robert Faller et Fils, Marcel Deiss et Fils, Paul Blanck et Fils, Louis Sipp et Fils, font pour cette raison toujours référence au prénom du père, du grand-père, voire de l’arrière grand père de la dernière génération aux commandes. En figeant le nom du domaine sur une des générations, le nom devient une marque.
Deux autres manières de gérer les changements de génération sont intéressantes à noter. La première, anecdotique, consiste à ne pas changer de prénom de génération en génération. Ainsi Léon Beyer d’Eguisheim était lui-même le fils de Léon Beyer. Dans la Loire, au domaine éponyme on s’appelle Alphonse Mellot de père en fils (ainé) depuis le début du 19e siècle. Mais cette technique est contraignante, ne serait-ce que pour s’assurer d’abord qu’il y a bien des fils dans chaque génération. Un autre moyen de gérer les changements consiste finalement simplement à retirer le prénom du nom du domaine. Le domaine André Pfister de Dahlenheim est ainsi devenu en 2005 le domaine Pfister à l’occasion du changement de génération, Mélanie la fille d’André devenant gérante d’un domaine qui ne porte plus le prénom de quiconque. Mais pour que cette dernière technique fonctionne, encore faut-il que le nom de famille soit distinctif, c'est-à-dire être un nom propre qui soit distinct des autres. Pas facile de gérer un nom de famille sans prénom quand on est vigneron et qu’on s’appelle Ruhlmann, Schmitt, Muller ou Meyer. Ou alors il faut être clairement plus visible que ses homonymes. Quel domaine évoque-ton quand on parle de « Faller » ? Celui de Ribeauvillé ou de Kaysersberg ?
Le nom d’un domaine doit normalement être une référence unique dans la dénomination des vins, et s’il y a deux exemples classiques à retenir parmi les domaines familiaux originaux, ce sont les noms de Hugel et Trimbach. Un nom en un seul mot, court, unique en Alsace et inchangé depuis des décennies.

Le nom de famille figé sur une génération devient une marque

Lorsqu’il n’est pas possible de transmettre un nom de famille comme nom de domaine, la solution est de séparer le nom du domaine de celui de ses exploitants, en figeant le nom et le prénom pour créer un nom de domaine. Lorsque la fille de Louis Klipfel à Barr a épousé André Lorentz, le Domaine Klipfel est né, avec la famille Lorentz aux commandes. De même, lorsque la fille d’Albert Mann à Wettolsheim a épousé Maurice Barthelmé, reprenant progressivement l’exploitation avec son frère Jacky, le nom Albert Mann a été conservé comme nom de domaine. Lorsque les noms sont figés, la gestion de leur transmission est facilitée, au risque de créer de la confusion auprès des clients. Ne cherchez plus Paul Blanck à Kientzheim, ni Louis Sipp à Ribeauvillé, ni Albert Boxler à Niedermorschwihr, vous tomberez peut-être juste sur l’un de leurs descendants.
Le fait de lui donner un  nom de personne confère à un domaine un caractère authentique, le concept a donc été souvent repris sous forme de marque commerciale. Les caves coopératives, parfois appelées « viticulteurs réunis » pour éviter le tabou de la coopération, ont adapté leur marque en s’appuyant parfois sur d’illustres personnages. Si la cave d’Eguisheim est devenue Wolfberger sans aucune référence à un quelconque monsieur Wolfberger, la cave coopérative d’Ingersheim a ainsi pris le nom de Cave Jean Geiler, en référence au célèbre prédicateur alsacien du 15e siècle, et celle de Kientzheim-Kaysersberg celui d’Anne Boecklin, l’épouse du Baron Lazare de Schwendi disparu au 16e siècle. Est-ce une volonté d’afficher des valeurs ancestrales ou de masquer toute référence – pourtant noble en Alsace – à la coopération, en tout cas il y a peu de chance que le consommateur fasse la différence, lui qui considère parfois que Pierre Chanau est un viticulteur très présent sur les vignobles français, puisque sa production se trouve dans les magasins Auchan sous de nombreuses appellations. Chanau n’est rien d’autre que Auchan en verlan, c'est-à-dire une marque de distributeur très connue de ceux qui fréquentent les linéaires du rayon vin au supermarché.

Du nom de l’exploitant au nom de la propriété

D’autres domaines ont cru pouvoir se libérer des difficultés de gestion d’un nom familial en définissant comme un domaine au nom spécifique, à l’instar du Domaine des Marronniers de Guy Wach à Andlau, ou du Domaine de l’Oriel de Claude Weinzorn à Niedermorschwihr, sans oublier le plus connu d’entre tous, le Domaine Weinbach de Colette Faller et ses filles. Le risque est alors de perdre la référence au vigneron. Qui a spontanément en tête le nom des exploitants du « Domaine de la Vieille Forge », du « Domaine de l’Ancien Monastère »,  du « Domaine du Clos Saint Landelin » ou du « Domaine du Moulin de Dusenbach » ?
Une manière tentante de gérer ce risque est de mélanger les deux, la propriété étant souvent ajoutée en complément aux noms des propriétaires dans la communication du domaine. Survient alors un problème important d’identification, car si les journalistes, les restaurateurs, les cavistes et autres distributeurs n’adoptent pas un usage commun, les références se mélangent. Cherchez les vins de Guy Wach dans un guide qui ne mentionne dans son index que le Domaine des Marronniers, et vice versa, nécessite de maintenir une correspondance entre toutes les références. Correspondance que les moteurs de recherche sur Internet ne font pas automatiquement.
Ainsi l’analyse de cartes des vins fait parfois référence à des dénominations différentes. Les vins du domaine Weinbach se retrouvent successivement définis des noms de domaine « Weinbach », « Colette Faller », « Faller » tout court, voire « Clos des Capucins », la mention du clos étant portée sur les étiquettes. Ajoutons la confusion entre les terroirs, les crus et l’ordre d’affichage de chaque nom, et on obtient des références comme celle lue (avant qu'elle ne disparaisse après cette publication) sur la carte du restaurant le Mesclun:

  • « Riesling Grand Cru "Clos des Capucins" Domaine Weinbach – Soeurs Faller »

Sans commentaire ! C’est le même site qui liste un Riesling "Les Murailles" du « Château de Riquewihr », domaine autrement plus connu sous le nom d’usage de Dopff&Irion.

Propriété, Nom de famille ou nom de l’exploitant, la priorité est de maintenir une seule référence facile à valoriser

La question n’est donc pas tant de savoir s’il vaut mieux nommer le domaine par son propriétaire actuel ou passé, ou par le lieu sur lequel il est basé, que de décider une fois pour toutes du nom à utiliser dans la communication et de s’y tenir.
Guy Wach a franchi le pas en affichant la priorité de son nom sur sa propriété (construite derrière deux immenses marronniers), souhaitant ainsi voir son nom apparaître sur les cartes de restaurant et dans les guides plutôt que le nom de l’arbre qui représente le domaine. Claude Weinzorn a décidé de laisser les images et les références au Domaine de l’Oriel sur ses étiquettes, et a remplacé la référence paternelle « Vins Gérard Weinzorn et Fils » par son propre nom sur les étiquettes. Il reste encore à décider d’une stratégie claire entre le nom de la famille et celui plus anonyme de l’Oriel, surtout que l’oriel en question n’est pas situé sur un bâtiment appartenant à l’exploitation.
Le Domaine Weinbach continue de mentionner « Clos des Capucins » sur la collerette de ses étiquettes, mais derrière le nom du domaine la référence « Colette Faller et ses filles » a été déclinée récemment en « Colette, Catherine et Laurence Faller ». La notoriété importante du domaine permet à chacun de s’y retrouver, chacun n’hésitant pas à préciser le nom du domaine et de la famille quand il parler des vins produits. Mais il serait judicieux de définir une stratégie de communication propre pour harmoniser l’usage des noms Weinbach et Faller. A moins de revenir à l’ancienne dénomination « Château Weinbach » ?

Thierry Meyer