La mise en avant des débats houleux sur l’avenir des Grands Crus alsaciens, des difficultés commerciales liées à leur manque de notoriété, des dénonciations de toutes les erreurs du passé et du présent quant à la délimitation précise des terroirs classés et à leurs règles de productions semble dépeindre un paysage extrêmement pessimiste sur la notion même de Grand Cru alsacien.
Sans vouloir entretenir la morosité ambiante, il y a certainement des raisons de penser qu’une véritable renaissance de certains terroirs est en train de se passer, poussée par une jeune génération décomplexée face aux règlementations, qui ne vise ni plus ni moins qu’à l’excellence des grands vins. Car sans grands vins issus de grands terroirs, il n’y a pas de légitimité pour l’appellation Grand Cru. Petite revue du Nord au Sud de ces jeunes alpinistes qui partent à l’assaut des sommets des vins de terroirs alsaciens.
Les grands crus ont émergé de la notoriété même des grands terroirs historiques en Alsace. Rangen, Kitterlé, Hengst, Brand, Schlossberg, Schoenenbourg, Altenberg de Wolxheim, Steinklotz,… Ces grands terroirs ont su prouver sur le long terme leur capacité à produire de grands vins, ou en tout cas à produire de très bons vins de manière plus régulière qu’ailleurs.
Si les grandes maisons historiques ont su gérer leur patrimoine de vignes en obtenant de bons résultats sur les plus vieilles d’entres elles, elles ont produit de grands vins de légende dans les années 50-60-70. Malgré tout, la modernisation de la viticulture a progressivement rendu plus facile l’exploitation productiviste de ces parcelles, créant une aubaine pour les possesseurs de vignes dans les territoires délimités en AOC Grand Cru, que ce soit en 1975 pour le Schlossberg, ou en 1983 et 1993 pour les 49 autres grands crus (laissons le récent Kaefferkopf promu grand cru en 2007 à part).
Symptôme de leur réussite, les grands crus sont encore trop souvent synonymes de vins riches, idéalement positionnés par leur prix dans la gamme de chaque cépage entre le lieu-dit et la vendange tardive. Ce positionnement à l’encontre d’une approche terroir forte a été radicalement bousculé par les développements plus récents d’une jeune génération de vignerons qui recherchent au travers du terroir une expression minérale forte. Que peuvent apporter ces jeunes vignerons ? Tout d’abord un regard neuf sur le caractère d’un vin de terroir. Plus qu’une expression variétale sur un lieu-dit particulier, c’est plutôt l’expression du terroir au travers des différents cépages plantés qui est recherchée, avec souvent une mise en avant des caractères du terroir sur des vins issus des cépages sylvaner et du gewurztraminer. Ensuite, c’est leur recherche de l’excellence de ce que peut donner le terroir qui les fait partir sans a priori vers des équilibres nouveaux, au risque de choquer les commissions d'agrément. La gastronomie mondiale leur offre alors un champ d’investigation sans limite pour créer des accords légendaires.
Sans vouloir être exhaustif, mais en écartant les meilleures maisons établies et reconnues pour leurs grands vins de terroir, voilà des exemples qui illustrent bien cette passion du terroir retrouvée au travers des différentes approches, avec des vins en constante évolution ces dernières années :
-
Bruno Schloegel au Domaine Clément Lissner à Wolxheim : Bruno est en train de faire revivre la grandeur oubliée du Grand Cru Altenberg de Wolxheim, avec des parcelles de rieslings idéalement situées sur la partie la plus calcaire du cru. Depuis 2005 les résultats sont là, en 2007 et 2008 ils tutoient les sommets. Et le nouveau chai n'est pas encore opérationnel…
-
Lucas Rieffel à Mittelbergheim : vinificateur hors pair, il réveille la puissance et le caractère épicé du Grand Cru Zotzenberg avec le sylvaner, le riesling, mais aussi et surtout le pinot noir qui donne un vin charpenté plein de caractère.
-
Florian Beck-Hartweg du Domaine Beck-Hartweg à Dambach la Ville : Depuis le millésime 2006, la fine salinité et la précision du Grand Cru Frankstein connaissent de nouveaux sommets. Florian bichonne ses vignes et n’hésite pas à faire découvrir l’insoutenable légèreté du Frankstein version Gewurztraminer à ceux qui pensent que le riesling est seul capable de révéler le terroir.
-
Etienne Sipp du Domaine Louis Sipp à Ribeauvillé : refusant de céder à la facilité de cultiver les grands crus de Ribeauvillé, Etienne est parti dans une quête de la personnalité du Grand Cru Osterberg, qui révèle des qualités insoupçonnées d’équilibre et de pureté sur le gewurztraminer, là où le riesling peine encore parfois à mûrir correctement sans botrytiser.
-
Laurent Barth à Bennwihr et Etienne Simonis à Ammerschwihr ont tous les deux entrepris un gros travail sur le Grand Cru Marckrain : parent pauvre voisin du Mambourg, lorsqu’il se présente sous son caractère le plus expressif il se montre plus racé, plus fumé et corsé que son voisin pourtant déjà puissant. Le gewurztraminer s’y plait beaucoup, mais n’y voyez pas là un vin de dessert : la cuisine fusion raffole de son caractère puissant et épicé.
-
Frédéric Bernhard du Domaine Jean–Marc Bernhard à Katzenthal est devenu tendance ces dernière années depuis que son riesling Grand Cru Wineck-Schlossberg a gagné en précision, et se présente sous un équilibre sec. La finesse de l’acidité et la salinité du cru en font un vin de choix sur une cuisine raffinée très buvable. Frédéric est également producteur sur plusieurs autres grands crus, dont le discret Grand Cru Florimont qui mériterait de regagner ses lettres de noblesse.
-
Jean-François Otter à Hattstatt a investi beaucoup de temps dans les vignes et en cave et a sorti en 2007 deux très belles expressions de la profondeur et du gras du Grand Cru Hatschbourg : un sylvaner sec et un gewurztraminer plus doux.
-
Philippe Kubler du Domaine Paul Kubler à Soultzmatt : dans une vallée noble où le Grand Cru Zinnkoepflé est déjà bien gâté par de nombreux vignerons autour de Seppi Landmann, Philippe Kubler a apporté son talent de vinificateur et d’éleveur pour produire un grand vin sec avec le sylvaner, rappelant les vins de légende produits sur ce cru dans les années 60. Le gewurztraminer récolté en vendange tardive donne un vin élégant et puissant doté d’une forte minéralité, destiné à la table en milieu de repas après quelques années de garde.
Quelles sont les qualités communes à tous ces vignerons ? Les recettes du succès sont connues : travail du sol renforcé, gestion de la vigueur améliorée avec souvent une baisse de rendement à la clé, viticulture en lutte raisonnée voire biologique ou biodynamique… La recherche de la qualité des raisins, en fait de leur parfaite maturité physiologique, leur permet de retrouver une expression racée de chaque terroir. Quitte pour certains à laisser le botrytis s‘installer si c’est le seul moyen dans certains millésimes de parachever la bonne maturation du raisin. Les vinifications avec un maximum de levures indigènes permettent de produire des vins équilibrés, parfois complètement secs, dont l’équilibre en bouche traduit de mieux en mieux l’expression gustative particulière de chaque terroir. Les élevages en cuve, foudre ou barrique se font plus long, avec ce que les anciens appellent encore le « risque de la fermentation malolactique », risque qui ne signifie plus grand-chose sur un vin issu de raisins mûrs, avec un taux d’acide malique faible. Car sur un vin de terroir, c’est l’acidité constitutive du terroir qui constitue sa charpente, et non l’acidité aigrelette du raisin pas mûr.
Tous ces vignerons ont une contribution importante à apporter au débat sur les grands vins de terroir, et sur l’avenir règlementaire de l’appellation Alsace Grand Cru. A condition que leur voix soit entendue, voire sollicitée.
Thierry Meyer