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Chronique du 5 février 2018 – Les Grands Vins d’Alsace, vous les vivez comment ?

Si l’Alsace peine à rejoindre l’univers des Grands Vins, les débats entre leurs promoteurs montrent une grande variété d’opinions, qui montrent que la notion même de grand vin est variable. Si on conçoit que le grand vin procure des émotions plus fortes que les autres, il est logique de ne pas réussir à rationaliser ces émotions, ou en tout cas à standardiser leur expression. De même, chaque producteur a une vision différente selon a propre expérience et sa connaissance des grands vins, qui va influencer son positionnement.

A la vue de ce qui constitue aujourd’hui les références au sommet de la réputation, je me suis dit que si le Sommet du Grand Vin est finalement assez universel, les sensibilités différentes chez les producteurs se traduisent par une volonté de gravir ce sommet par différentes faces. Les émotions que procurent le Grand Vin sont en théorie axées sur ses aspects tactiles, organoleptiques, mais les émotions naissent également par le biais des représentations que le Grand Vin porte en lui, et du contexte dans lequel il est bu.

Exemple : le Riesling Grand Cru Muenchberg 2014 du Domaine Ostertag est-il au firmament des Très Grands Vins d’Alsace ? Si vous appréciez son goût et sa complexité, que vous êtes en train de le boire dans un restaurant étoilé décoré par un architecte finlandais célèbre, en compagnie de celle qui trois heures auparavant vient juste d’accepter la demande en mariage que vous lui avez faite, alors la réponse est totalement oui !

(toute ressemblance avec des faits passés en Mai 2008 ne serait pas fortuite !)

Le sommet des Grands Vins est assez universel, et les manières de l’aborder vont être propres à chaque producteur et du coup à chaque consommateur, qui du coup vont se retrouver par affinités. Les faces pour gravir le sommet sont multiples. Ainsi, certains producteurs jouent sur la tradition alsacienne, se rappelant que si l’âge d’Or des vins d’Alsace se situe au moyen âge, la période des Trente Glorieuses avait bien débuté avec un positionnement prix qui se tenait très bien face aux autres Grands Vins, et quelques cuvées emblématiques dans les grands millésimes 1947, 1959, 1961, 1964 et j’en passe, qui se dégustent encore aujourd’hui au sommet des grands blancs du monde. D’autres producteurs comptent sur leur marque et leur image, qu’elle soit issue de l’histoire ancienne ou récente, relayée par un marché mondial qui reconnait leur valeur. D’autres enfin insistent sur l’authenticité du paysan proche et respectueux de sa Terre, en mettant en exergue le procédé d’élaboration. Chaque catégorie a ses modérés et ses extrémistes, et chaque producteur a un savant mélange des trois catégories dans son positionnement. Le consommateur ressent le grand vin également selon différentes sensibilités : plus ou moins grandes pour l’histoire, la notoriété, la rareté, le goût, ou les valeurs portées par le travail du vigneron. On lit cette diversité sur les réseaux sociaux, dans les guides et les magazines. 

Explorons en détail ces trois faces.

La Tradition Alsacienne

Grand vin ou pas, l’image traditionnelle de l’Alsace continue de faire vendre du vin, sur la convivialité, les fêtes du vin, le folklore et la cuisine traditionnelle. Sachant le prix moyen d’une bouteille de vin d’Alsace de nos jours, ce n’est pas forcément l’argument le plus fort pour positionner l’Alsace dans l’univers des grands vins, mais il y a tout de même un avantage à revendiquer une tradition.  D’abord car cela ancre la région dans une histoire ancienne, de celle qui fait la réputation des vignobles historiques de France et d’Europe. L’âge d’or Ensuite, car cela donne de la personnalité aux vins, loin des cépages internationaux vinifiés de manière moderne et commercialisé sous une marque mondialisée. Le Grand vin d’Alsace est aussi un Vin d’Alsace. Les meilleures maisons de producteur-négociants, produisant des volumes significatifs et exportant massivement, ont su valoriser leur image traditionnelle et donner de la visibilité à leurs cuvées emblématiques, qu’elles s’appelle Riesling Frédéric-Emile chez Trimbach ou Gewurztraminer Vendanges Tardives chez Hugel. Elles ont même préféré en son temps négliger la jeune appellation Alsace Grand Cru pour ne revendiquer que des noms de cuvées propres. Mais malgré tout, pour peu que la verrerie utilisée soit tout aussi traditionnelle, et à vouloir trop insister sur la qualité de l’accueil en Alsace, on s’éloigne de l’univers des grands vins et de son caractère exclusif. Et puis à l’heure où le terroir devient un élément important dans la communication sur les grands vins, le couple marque/cépage ne suffit plus pour rester dans l’excellence.

La Marque et la Promotion

En Alsace comme en Bourgogne, le nom du domaine ou du producteur est un signe important dans le grand vin, au point que peu d’appellations dans le monde ont une réputation d’excellence indépendante du producteur qui y crée son vin. Une marque forte est le résultat d’une qualité passée reconnue, affichée, ou d’une qualité récente promue. On entretien le marque par la communication, les expositions, par les médias traditionnels ou Internet. On associe son domaine à des événements prestigieux, on sert son vin dans de grands restaurants, l’exercice est difficile et le petit domaine viticole peine souvent à maîtriser les codes de cet univers sans assistance extérieure. Pourtant, à l’heure d’Internet et de la multitude d’avis et de marques qui parlent aux amateurs, se faire une place demande de la technique. Certains domaines ont réussi ces dernières années à se placer au sommet du panier, qu’ils s’appellent Albert Boxler, Albert Mann, ou Valentin Zusslin par exemple. D’autres ont tenté une approche similaire avec moins de succès : ils ont peut-être oublié que le succès passait également par une production de qualité, et que la communication ne sert que de catalyseur à des vins bien nés.

La Nature

Le dernier thème qui devient de plus en incontournable dans l’univers des grands vins est celui du respect des sols et de la nature, et de l’attention globale portée à toutes les étapes d’élaboration du vin. Le procédé d’élaboration au moins aussi important que le goût du vin dans l’imaginaire des gens, indépendamment de toute corrélation naturelle entre les deux aspects. Face à une pléthore d’offre et à la généralisation de la communication et au développement des marques, le consommateur recherche plus de naturel, moins de chimie, moins d’œnologie corrective, moins de défauts. Avec comme résultat des vins extraordinaires qui font saliver, des acidités complexes, et une grande expression du terroir. Comme tous les abus, les abus de la technologie dans les années 70 ont créé un retour de balancier vers une vision naturelle absolue, et des vignerons engagés dans une démarche autant écologique que gustative.  Et des consommateurs qui parfois se focalisent plus sur le « comment c’est fait » que sur le « comment ça se goûte », et justifient leurs choix par une attitude résolument en porte-à-faux avec les dérives du vin industriel. Une dégustation chez Antoine Kreydenweiss, Marc Tempé ou Jean-Pierre Frick ne laisse pas indifférent.

Et le terroir dans tout ça ?

Trois faces pour gravir le sommet du Grand Vin, et un invité toujours présent mais pas toujours très visibles. Les grandes maisons de producteurs négociants ont su produire grand sur les crus du Kirchberg de Barr, de l’Osterberg, du Pfersigberg, du Rosacker, du Schoenenbourg ou du Sporen, des lieux indispensables pour proposer des cuvées profondes et de longue garde. De même les grands vins des producteurs actuels sont issus de grands terroirs qualitatifs, un vin de plaine alluviale restant limité dans son potentiel quel que soient les rendements, le travail du sol et en cave. C’est la cohérence du sommet des grands vins que de rassembler in-fine les mêmes terroirs, quelle que soit l’approche retenue.

Dans certains cas, sur certains crus la surmaturité est nécessaire à l’aboutissement de la maturité physiologie et à la production de grands vins. Schoenenbourg, Altenberg de Bergheim, Kirchberg de Barr ou encore Zinnkoepflé savent produire de grands vins avec des vendanges tardives et des sélections de grains nobles. Comme à Sauternes, malheureusement le sucre l’emporte sur le terroir dans l’appréciation qui est en est faite. Ceux qui n’aiment que la liqueur dans un liquoreux passent à côté de la profondeur, de la finesse et de la complexité des meilleures cuvées. En Alsace les légendes sont nombreuses dans les liquoreux, qu’ils s’appellent Riesling SGN chez Hugel, Gewurztraminer Mambourg SGN chez Marc Tempé, Gewurztraminer Cuvée Anne chez Schlumberger, Grand Cru Altenberg de Bergheim chez Marcel Deiss ou Gewurztraminer Oberer Weingarten chez Rolly-Gassmann.

Le Grand Vin d’Alsace – comme vous l’aimez

Selon ses propres goûts, le Sommet des grands vins d’Alsace peut se gravir par différentes faces, pour le producteur et le consommateur. Dans tous les cas, une fois arrivé au Sommet, l’émotion sera au rendez-vous, par la force de caractère en bouche et une image forte de la cuvée. Si en plus le lieu et le contexte est adapté, l’expérience sera inoubliable. Un Grand Cru Rangen sur des escalopes de dinde panées à la tomate Le Gaulois, procure probablement moins d’émotions.

Si j’ai parlé de manière simple de différentes faces, il faudrait peut-être parler de facettes, car ni les producteurs ni les consommateurs n’ont de préférence pour une seule face. Chaque producteur possède un peu de chaque face, respectueux de l’environnement, de l’histoire et de la tradition, ou de la marque. Les domaines les plus emblématiques combinent toutes les faces, qu’ils s’appellent Domaine Weinbach ou Zind-Humbrecht.

Au consommateur de bien comprendre ce qui lui fait préférer tel ou tel style, de manière à choisir ses vins en connaissance de cause.

Thierry Meyer