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Chronique du 25 avril 2015 – L’Interview d’Etienne Hugel

Etienne Hugel, directeur commercial de la Maison Hugel, nous parle sans fard de la sortie de la nouvelle cuvée de riesling Schoelhammer, mais aussi des terroirs, de la viticulture biologique, des marchés exports, et de l’avenir du vin d’Alsace.

 

 

Thierry Meyer : Schoelhammer est le résultat d‘une longue histoire. 2007, premier millésime à être vinifié à part et désormais en vente, est resté 7 ans en cave sans que personne n’en sache rien. 7 ans de réflexion pour savoir comment le présenter au public, ou crainte que l’écrémage des vignes du Schoenenbourg n’ait des répercussions sur les cuvées de Riesling Jubilee issues du même terroir ?

Etienne Hugel : La patience nous a tout bonnement été imposée par le terroir marneux du Schoenenbourg. Il y a encore deux ans ce Schoelhammer 2007 ne disait pas grand chose, le vin nous a donc imposé de ne rien brusquer mais nous a aussi donné le temps pour ne rien négliger. On a avancé comme toujours chez nous jusqu’à une totale unanimité de tous les membres de la famille. C’est notre grande force, liée certainement à notre côté luthérien, qui nous met une sacrée pression de ne pas décevoir nos ainés, vivants ou disparus. C’est une évidence de dire que la mémoire de Jeanny est encore présente chez nous à chaque instant, mais aussi le souvenir de papa Jean, son père et même Frédéric Emile. On souhaite que la viticulture alsacienne ne l’oublie pas car il est important que les jeunes générations sachent d’où on vient depuis à peine 100 ans. Patience donc et respect du travail fondateur des générations précédentes de Hugel qui dépassent de loin les intérêts de notre seule entreprise.
Pour le projet dans son ensemble, ce fut un vrai cas d’école de collaboration entre plusieurs générations d’une entreprise familiale. S’accorder sur le nom a pris du temps et je me suis rangé à l’avis de toute la famille car sur ce point j’avais d’autres vues. Le fait d’utiliser sur une étiquette Hugel un nom de consonance alémanique est un autre coming-out pour notre famille très francophile. Lors du lancement à Londres, un abondant dossier sur les années 40 a été remis aux participants, un extrait de “nos pages“ du livre Wine & War mais aussi le témoignage de ses années de guerre en temps que malgré-nous de Jeanny qu’il nous a laissé tout à la fin de sa vie. Même s’il n’avait pas remis les pieds en Angleterre depuis plus de 30 ans, mon père André a partagé d’émouvants souvenirs et continue sans relâche son combat pour la reconnaissance d’une incorporation de force qui reste encore largement gommée dans nos propres livres d’histoire. L’habillage du Schoelhammer a été particulièrement soigné et je tiens à remercier Claude Spitz de notre imprimeur Freppel pour son formidable travail.
Pour ce qui est des appréhensions sur l’écrémage, le nombre important de parcelles de très haut niveau qualitatif du domaine sur le Schoenenbourg nous permet d’assurer l’excellence de notre Jubilee. Nos dernières craintes ont été levées avec l’attribution récente de la note de 94/100 par le Wine Advocate (Parker) pour le Riesling Jubilee 2010. Il faut noter que ce score a été obtenu pour un vin encore très fermé mais après déjà quelques années de vieillissement en bouteilles dans un millésime où le Schoelhammer a été vinifié séparément. Tout ça nous a donné une grande confiance que ce Schoelhammer 2007 s’ouvrirait un jour. Le voici donc arrivé à un premier palier de son épanouissement mais ce millésime ira encore très loin. 
Cette expérience nous conforte par ailleurs dans notre réticence à livrer nos grands Riesling à la critique trop tôt dans leurs vies. Pas question pour nous d’envoyer au CIVA des échantillons peu après leurs mises – comme ça nous est souvent demandé – et de les livrer à des dégustateurs peu à mêmes de juger des vins qui sont toujours réservés pendant leurs premières années. 

 

Thierry Meyer : Avec le Schoelhammer, Hugel dispose d’un nouveau fer de lance qualitatif sur les marchés internationaux. Est-ce indispensable pour porter le reste de la gamme ? La référence au cépage riesling reste importante aux yeux du domaine ?

Etienne Hugel : Tout à fait. Nous avons eu initialement beaucoup d’appréhension sur la manière dont le vin allait être perçu par nos clients et par la critique internationale, et accueil reçu à ProWein en mars dernier nous a plus que rassuré. C’est avec une énorme fierté que nous avons été accueillis en famille par Jancis Robinson, dans le restaurant de son fils Will à Londres avec son mari et critique gastronomique Nick Lander. Et ce la veille même du lancement officiel du Schoelhammer 2007 à l’hôtel Shangri-La, là aussi un symbole car c’est un acteur incontournable de l’hôtellerie de luxe en Asie. L’Asie était aussi bien représentée à Londres avec Monsieur Kenya ICHINO, directeur général Europe, Moyen Orient & Afrique d’All Nippon Airways, une des meilleures compagnies aérienne au monde qui sert actuellement notre Gentil 2013 en classe affaire. Ce diner a été l’occasion de montrer le Schoelhammer 2007 en avant-première à Jancis Robinson mais aussi de lui faire déguster nos grands Rieslings issus du Schoenenbourg à maturité, l’année de mon papa et de moi, respectivement 1953 (en Magnum) et 1983 après le 2009 de mon fils Jean Frédéric qui faisait sa première vendange, l’année même de la disparition de Jeanny. Un grand moment, en particulier ce 1953 qui s’est montré somptueux ce soir-là, et un beau témoignage de continuité pour notre famille.
La référence au cépage reste importante, surtout sur le riesling. C’est un cépage qui parle aux gens, de plus en plus d’ailleurs, avec une référence sous-jacente au terroir. L’Alsace bénéficiait d’une image forte avec ses grands Rieslings jusque dans les années 50. Puis l’Allemagne avait rendu ce cépage synonyme de vins doucereux et bas de gamme. Elle est en train de revoir sa copie en faisant leur « trocken coming out ». La révolution du Riesling est en marche, ce cépage pourrait remplacer le Chardonnay comme référence internationale des grands vins blancs. Après avoir abondamment critiqué nos voisins germains, l’Alsace ne veut pas regarder ce qui se passe en Allemagne et est en train de rater le train de l’histoire qui passe devant elle, a fortiori en allant dans le sens contraire. Même si les initiatives collectives de l’Alsace sont certainement bénéfiques à certains acteurs de la profession, je suis inquiet du peu de présence des ténors de notre vignoble sur la scène internationale avec le risque que l’Alsace, avec ses quelque 11% de la production mondiale de Riesling, soit réduite à la portion congrue. Depuis maintenant quelques années a lieu une grand messe mondiale du Riesling, alternativement une année sur trois dans le Rheingau, à Seattle dans l’état de Washington et en Australie. L’Alsace en est quasi absente. Je viens d’assister en février 2015 au « Riesling Down Under », événement de trois jours à Melbourne avec séminaires et dégustations de très haut niveau. Etaient présents tous les grands noms du Riesling allemand, d’Egon Müller à Ernie Loosen, Robert Weil, Fritz Haag ou Cornelius Dönnhof, idem pour l’Autriche avec Willy Brundelmayer et FX Pischler, de même pour les domaines phare des US et de Nouvelle Zélande en plus des organisateurs Australiens et des invités de toutes les régions à Riesling du pays. Pour l’Alsace, à part Frédéric Blanck et moi, PERSONNE ! J’ai par chance été sollicité pour également parler de vins du Domaine Weinbach et d’Albert Mann. Sinon, Stuart Pigott aurait peut-être parlé de notre fière Alsace… ou pas. 

 

Thierry Meyer : dans les maisons familiales, les jeunes générations s’impliquent souvent dans la gestion des réseaux sociaux, le marketing et d’autres domaines. Chez Hugel, Etienne reste la fenêtre du Web et les jeunes travaillent au domaine ou à l’export. Une valeur forte de la maison ?

Etienne Hugel : Le monde l’Internet est ma passion et la communication qu’il permet est un outil que nous utilisons depuis 1996. D’ailleurs une nouvelle mouture de notre site est en chantier car la nouveauté ne va pas se limiter au seul Schoelhammer. Jean Frédéric et Marc André apportent beaucoup d’idées nouvelles, ils sortent sur les marchés comme les USA, notre premier marché export dont Jean Frédéric est désormais entièrement en charge, mais aussi l’Allemagne où les choses bougent bien. C’est en étant en contact direct avec la réalité du terrain qu’on arrive à coller au plus près de l’évolution des marchés. En matière de Rieslings ça bouge beaucoup en Allemagne, en particulier la mise en place des Grosses Gewächs, des grands vins secs outre Rhin dont certains se vendent à plus de 60€ alors que l’Alsace peine parfois à vendre des Riesling Grand Cru en grande distribution à moins de 10€, quand bien même ils sont secs ce qui n’est pas toujours le cas. Parallèlement à ça, l’Alsace y a perdu son marché historique et lors de mon dernier passage en Allemagne j’ai été vraiment choqué de trouver certains Pinot Gris alsaciens vendus avec la mention allemande « Halbtrocken » !
Marco est tous les jours à la vigne et dans la cave mais n’hésite pas à sortir sur les marchés pour animer des événements ou soutenir nos agents comme récemment à Paris, en Norvège ou en Angleterre, qui reste en Europe notre marché historique où les réputations se font ou se défont. Ce n’est pas un hasard si le lancement du Schoelhammer vient d’avoir lieu à Londres. Decanter nous consacre à cette occasion un article de fond qui nous permet de bien exposer nos vues. La note que devrait obtenir le Schoelhammer 2007 devrait idéalement le positionner et nous l’espérons entrainer l’ensemble de notre production.
Mon seul but maintenant est d’accompagner nos jeunes pour que la Firma – comme on l’appelle – reste sur la bonne voie. 

 

Thierry Meyer : j’ai parlé de « Coming-Out des terroirs chez Hugel », ce qui signifie une communication plus qu’une attention nouvelle donnée aux terroirs, en particulier par le travail en viticulture biologique. Comment expliquer que ce savoir-faire et cette connaissance intime du parcellaire du ban de Riquewihr ait été laissée à bonne distance des clients et de la communication ?

Etienne Hugel : Là encore c’est du côté du respect pour Jeanny qu’il faut regarder pour expliquer notre conversion plus tardive que d’autres vers le bio. Jeanny avait fait l’Agro Montpellier et certains aspects du bio le rebutaient. Chaque membre de la famille dont notre soeur Véronique, maman de Marc André et elle aussi ingénieure agro ont eu droit à une visite de parcelles de voisins avec des mauvaises herbes dépassant le premier fil et de s’entendre dire par l’oncle Jean : “c’est vraiment ça que vous voulez ? “. Mon frère Marc n’a pas eu la partie facile car si Jeanny lui a très tôt transmis les responsabilités de la vinification, les vignes sont restées son domaine réservé bien après son départ à la retraite en 1998. 
Les changements sont toujours lents, nous nous devons une certaine prudence pour assurer la continuité de l’entreprise familiale. Les virages trop rapides peuvent être dommageables. Idem en matière de bouchage, le bouchon DIAM s’est imposé progressivement. Notre Schoelhammer a été bouché dès 2009 en DIAM, et recevra dès 2014 des bouchons DIAM de nouvelle génération (54mm de long), sur des bouteilles à long col.
Même si nous ne cherchons pas à obtenir une quelconque certification, nous avons passé certaines parcelles en viticulture biologique. Notre chef de culture Jean-Claude Ortlieb a été admirable de diplomatie et a joué le jeu de la conversion en douceur dans l’intérêt commun. C’est désormais plus de la moitié du domaine et toutes nos meilleures parcelles qui sont travaillées en bio. Avec le recul on voit que le bio a apporté de la profondeur, de la personnalité. L’apport qualitatif est indiscutable. Si ce n’était pas le cas, il n’y en aurait de toute façon pas autant. Mais ce n’est pas pour autant un argument de vente. Nous voulons vendre des grands vins de terroir avant de vendre des vins bios. Nous nous sommes certainement dans le passé un peu coupés de marchés où la reconnaissance des grands vins de terroirs alsaciens est saluée, à commencer par la France, que nous avons à l’évidence négligée. Nous sommes bien déterminés à remettre ce marché au centre de nos préoccupations, en particulier dans notre propre région et en commençant par le Haut Rhin où nous reprenons en main notre distribution auprès des revendeurs.
Il ne faut cependant pas oublier que sur de nombreux marchés export éloignés où je passe beaucoup de temps, c’est avant tout une sensibilisation aux vins d’Alsace qui est mon travail de base. Et sur de tels marchés, une gamme cohérente et compréhensible est une première étape. 

 

Thierry Meyer : avec l’arrivée de la cuvée Schoelhammer, la question de la revendication des appellations Alsace Grand Cru se pose. Est-ce une finalité pour cette cuvée, ou pour l’ensemble de la gamme Jubilee ? 

Etienne Hugel : Nous allons commencer par revendiquer (d’un point de vue administratif) nos Grands Crus à partir du millésime 2015 mais comme tu le sais, cela fait quelques années que pour nos grands Riesling secs il est fait référence à leur origine qui ne peut être autre que le Schoenenbourg car encore aujourd’hui, plus de 90% du domaine familial est sur le ban de Riquewihr. On n’a aucune intention de nous éloigner de notre centre de gravité. Il est cependant clair que de nos jours la seule référence à un 350ème anniversaire en 1989 ne suffit plus. Nous avions pensé que regrouper des personnalités internationales du monde du vin autour de notre vignoble en 1989 suffirait à relever la notoriété des vins avec la gamme Jubilee, mais le résultat a été insuffisant. La référence au terroir doit désormais être beaucoup plus présente. L’étiquette Jubilee doit et va donc évoluer de manière à tirer toute la gamme vers le haut dans ce sens. Nous allons prendre les années nécessaires pour juger si à terme nous devons ou non faire figurer l’appellation Alsace Grand Cru sur nos étiquettes. En tout cas nous espérons que notre démarche va être bien accueillie dans la profession.

 

Thierry Meyer : depuis les années 70/80, le développement de la qualité des grands crus d’Alsace, et de leur notoriété, a connu des hauts et des bas. Qu’est-ce qui a changé selon toi au point de décider la maison à revendiquer des terroirs ? Comment vois-tu la notoriété des vins d’Alsace bénéficier d’une focalisation accrue sur les terroirs ?

Etienne Hugel : Encore une fois, les domaines phares qui entrainent l’Alsace vers le haut ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Il y a encore trop de grands crus, souvent de qualité remarquable qui ne savent trouver d’autres débouchés que dans des foires aux vins d’hypers à des prix qui font un tort énorme à la réputation de notre région. Nous avons acheté le riesling Grand Cru Brand 2008 primé par un Trophée Régional Decanter, à moins de 10€ chez Leclerc. C’est un vin que nous buvons avec grand plaisir même si nous déplorons un tel prix de vente – 40€ serait peut-être plus en phase avec la qualité du vin. Notre Schoelhammer sort avec un prix public de référence élevé – Decanter le cite à hauteur de 100£ Sterling sur le marché anglais. Il y a donc de la marge pour beaucoup de gens dans notre formidable région.
Pour autant, je pense que la marque du domaine restera essentielle et qu’un terroir à lui seul ne pourra pas porter la réputation d’un grand vin. La Bourgogne est l’exemple parfait de variation de qualité, de réputation et de prix entre les producteurs d’une même appellation, et si l’éventail se resserre sur le Montrachet, à Corton ou Gevrey on trouve encore de larges disparités de prix et de notoriété sur une même appellation, fut-elle un Bougorgne Grand Cru. La qualité du travail de la vigne explique en grande partie ces disparités. Plus près de nous le Grand Cru Schoenenbourg restera hétérogène dans le produit, mais également dans la distribution.
Les grands opérateurs seraient bien inspirés de mettre plus d’ambition dans leur approche commerciale, en développant l’export et la restauration. Le manque d’ambition actuel me désole. Le monde du vin se professionnalise dans le monde entier, et de nombreux domaines alsaciens restent à la traine. L’ambition passe par une professionnalisation accrue du relationnel, avec des brochures en plusieurs langues, une salle de dégustation de bon niveau, et une communication structurée. Si la stratégie commerciale se limite à singer d’autres domaines connus en créant une gamme avec des étiquettes jaunes, ça ne va pas très loin côté créativité. Les grandes surfaces françaises restent un débouché trop facile, surtout lorsque cela se traduit par un nivellement des prix et de la qualité vers le bas. Cela demande du temps pour ouvrir des marchés export, et lorsque Jeanny passait du temps à Londres ou à Tokyo, il fallait d’abord expliquer la région. 

 

Thierry Meyer : même si la marque des domaines les exploitant reste un critère d’achat décisif, les grands crus commencent pour certains à connaître un engouement fort. Est-ce selon toi le moment de compléter les 51 grands crus actuels par plusieurs dizaines de premiers crus ?

Etienne Hugel : Ah bon, les premiers crus ne sont pas déjà inclus dans les grands crus 😉 ???
Bon vent à toutes les initiatives qui vont tirer l’Alsace vers le haut, mais si des grands vins issus de grands crus se vendent à moins de 10€ que va-t-il advenir de certains de ces futurs premiers crus ?
Ce serait certainement une bonne chose que de revoir la délimitation des grands crus et de définir des premiers crus à leur périphérie, à l’instar des grands terroirs bourguignons. Ce serait préjudiciable à court terme pour les propriétaires de ces parcelles limitrophes, mais ne vaudrait-il pas mieux être le meilleur des premiers crus que d’être parmi les moins bons grands crus ? Je ne suis malheureusement pas très optimiste sur la possibilité de revoir les délimitations et d’envisager un tel reclassement.
Merci en tout cas Thierry d’animer le débat et merci pour cette tribune que tu me donnes. Notre salon de dégustation est ouvert 7 jours sur 7 et Riquewihr est plus beau que jamais au printemps. Je ne peux qu’inviter les amateurs de la région à venir déguster, et voir que notre réputation n’est pas usurpée. Si le style des vins ne vous plait vraiment pas vous pourrez toujours vous rabattre sur notre Boutique VINI voisine. C’est certainement la plus belle sélection de grands vins d’Alsace en un même endroit. 
L’article en ligne de Decanter sur notre famille et sur le Schoelhammer 2007 est sorti au moment où avec mon épouse Kaoru et moi embarquions pour Londres. Il semble bien né ce petit de 7 ans à la naissance !

Interview réalisé par mail et téléphone en Avril 2015