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Chronique du 25 juillet 2011 : Les vins Intouchables, une situation pas toujours enviable

Une dégustation de Bordeaux 2005 par le Grand Jury Européen, organisée ce printemps et au cours de laquelle des Premiers crus Classés du Médoc se sont vu jugés à l’aveugle moins bons que des crus de moindre classement, a suscité de nombreuses réactions, et des débats souvent houleux dont la violence témoignait de la force de l’ordre établi. La dissonance cognitive que représente de tels chamboulements a montré que le conformisme à un certain classement naturel des vins changeait radicalement la manière dont on pouvait les apprécier. Ainsi, certaines cuvées sont classées  « Intouchables » et doivent servir à étalonner le palais ; elles ne sauraient du coup par définition être remises en cause puisqu’elles représentent les dimensions et les limites du périmètre de ce qu’on peut déguster de grand dans le monde du vin. L’Alsace aussi a ses vins intouchables, ces cuvées qu’on déguste pour étalonner son palais plus que pour les apprécier de manière neutre. Mais si cette situation semble enviable, elle peut aussi montrer ses limites.  Quelques réflexions…

Si la dégustation reste le moyen le plus évident d’apprécier le vin, la transformation de sensations olfactives et gustatives en jugement reste un exercice fortement influencé par l’apprentissage. Ainsi, le jugement d’un vin est souvent fortement lié aux attentes qu’on en a, attentes qui peuvent être définies par les lectures, discussions et autres transmissions d’information par les gens plus expérimentées. Une fois le palais prêt à découvrir le monde, la formation va souvent consister à découvrir des vins réputés comme bons par la critique, de manière à se formater le palais. Comment juger de la qualité d’un bon bordeaux si on n’a jamais bu un très grand bordeaux ? Comment savoir sur quels critères porter son attention ? De manière plus anecdotique, combien de bouteilles de vin jaune achetées en grande surfaces finissent à l’évier, les acheteurs s’attendant à avoir un vin du Jura liquoreux, par confusion avec le vin de paille ?

Si certaines cuvées sont considérées par leur statut comme des étalons, leur dégustation se fera souvent en mode apprentissage, l’objectif n’étant plus tant d’évaluer les qualités du vin que de se fixer un azimut organoleptique sur lequel aligner ses appréciations autres. Avec un risque double : premièrement, celui de tomber sur une bouteille défectueuse, pas forcément complètement bouchonnée, mais peut-être suffisamment oxydative ou liégeuse pour que sa pureté aromatique et gustative s’en trouve affectée. Ce qui forcera une mauvaise interprétation (parfois négative) d’une cuvée prestigieuse, à l’instar de quelques demi-bouteilles déjà décrites par ailleurs. Deuxièmement, la dégustation peut être biaisée par une attention inadaptée à certains paramètres. Combien d’amateurs vont juger un bordeaux classé jeune à la qualité ou l’intensité de son boisé, qui n’a rien à voir avec son terroir ? Combien de gewurztraminers Grand Cru sont évalués sur leur sucrosité, et non sur leur minéralité ? L’exercice semble évident et bénéfique en principe, mais à mon avis il n’est utile et efficace que lorsque de telles dégustation sont accompagnées par une personne capable de transmettre autre chose qu’une expérience personnelle de dégustation. Les masterclass que j’anime quatre fois par an ont cet objectif, et permettent aux participants de ne pas « boire idiot », d’autant plus que les grands vins sont dégustés à l’aveugle au milieu de vins de notoriété moindre, de façon que la réputation de l’étiquette n’influence pas les attentes.

Servir d’étalon à une appellation n’est pas chose aisée car le besoin d’être irréprochable d’année en année peut avoir des effets négatifs désastreux. Un deuxième inconvénient de cette situation est le risque que le vin intouchable soit dégusté pour ce qu’il représente, et non plus pour la manière dont il se goûte réellement. Les dégustateurs développent leur idée sur ce que doit être le vin, souvent portés par ce qui est écrit dans la presse spécialisée ou sur le Net, et vont irrémédiablement percevoir ce qu’ils croient devoir percevoir. Ainsi, certains vins réputés secs se goûteront toujours secs, même lorsque le millésime leur laisse 4, 6, 8 voire 12 grammes de sucre résiduel par litre. D’autres sont fameux pour leurs arômes de pétrole ou de fumées, arômes qui seront forcément perçus même si le nez est fermé, à l’instar des fameux arômes de banane de certains beaujolais nouveaux. Avec un groupe important de consommateurs aveuglés par l’idée du vin plus que d’être simplement séduits par le vin lui-même, le risque est grand pour le vigneron de se retrouver dans l’incapacité d’obtenir un jugement honnête, indépendant et précis de leurs vins, que ce soit par les clients particuliers, mais aussi probablement par les journalistes craignant de bousculer l’ordre établi, et les sommeliers qui ne servent que de courroie de transmission commerciale entre des étiquettes réputées et des consommateurs acquis à leur cause. La situation d’intouchable perdure, même lorsque la qualité des vins fluctue, ou qu’un bouchage ou un cave défectueuse viennent semer le trouble. Jusqu’au jour où une clientèle lassée de payer cher un vin qu’elle a du mal à apprécier se lasse…

Les amateurs de grands vins comprennent facilement le plaisir de se laisser guider par une dégustation commentée de grands vins, aux producteurs de ne pas se laisser enfermer dans leur tour d’Ivoire en restant attentif à la qualité de leurs vins. Depuis quelques années, contamination de cave et utilisation réduite du soufre obligent, certaines cuvées tournent moins rond qu’avant. Lors de mes visites aux domaines ou des dégustations que je réalise par ailleurs, je donne régulièrement du feedback aux producteurs concernés, et la première réponse (quand ce n’est pas l’unique réponse) à mes interrogations est le déni complet, suivi par une conformation rassurante – qui vaut preuve absolue – que l’image renvoyée par tous les clients est toujours très bonne. Vous comprendrez que je ne peux me satisfaire d’une telle réponse.

Thierry Meyer