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De la Coupe aux Lèvres – Geneviève Teil

Geneviève Teil – De la Coupe aux Lèvres : pratiques de la perception et mise sur le marché des vins de qualité.

Un ouvrage d’anthropologie sociale consacré au vin, c’est rare et méritait d’être regardé de plus près.

Le livre est assez théorique, et les exemples de la première partie aident à aérer un discours souvent complexe fait de phrases longues pour expliquer des choses assez simple. Il parait que les sociologues ont une forme de langage propre ? Si vous n’arrivez pas à lire deux pages de Pierre Bourdieu sans vous endormir (comme moi :-), la lecture de ce livre sera difficile !

La structure du livres est assez simple : la première partie est consacrée à la catégorisation des amateurs en fonction de leur approche de la passion du vin, en particulier leur positionnement par rapport à une définition de qualité qui est soit endogène soit exogène. Certains se basent sur l’analyse sensorielle, d’autres sur des signaux plus déterministes quant aux conditions d’élaboration, d’autres enfin se concentrent sur le protocole de dégustation et sur les moments propices. En deuxième partie, l’approche des guides et autres prescripteurs reprend une analyse similaire, en se posant comme question quelle est la nature de la qualité qui est sous-jacente aux différentes analyses, et comment cette analyse est vendue aux amateurs.

Malheureusement, si le sujet réel se veut par delà cette trame un peu simpliste, j’ai l’impression en lisant le livre que les sujets s’égarent parfois sans entrer dans le détail. Quelques réflexions :

1) Dans l’approche des goûts, on est tenté de regarder le triangle amateur-producteur-prescripteur avec les lunettes du marketing. Des techniques d’analyse formelle des goûts et des critères valorisés par différents segments de clientèle sont disponible et couramment utilisés par les grandes maisons. De même, les conditions de la légitimation de l’influence des guides sur les amateurs et producteurs sont abordées. Même si cela semble être un but possible de l’ouvrage, ce n’est cependant pas une bonne direction.

2) En se rapprochant des techniques marketing mais sans rentrer dans le sujet, on pourrait alors s’attendre à une approche beaucoup plus culturelle du sujet, en particulier sur la symbolique du vin dans un pays catholique comme l’Espagne. Par ailleurs, le vin comme expression du rapport aux autres et l’utilisation de symboles avec la collection de produits mythiques auraient pu faire l’objet de généralisation, puisque le vin n’est dans ce cas qu’un accessoire. Je bois, j’achète et je partage des produits connus, reconnus, qui me donnent une image. La « pensée magique » de Marián est souvent utile.

3) La notion de qualité est souvent considérée comme unidimensionnelle. Même si son origine diffère d’une analyse à l’autre, et s’il y a un universalisme qui différencie les vins impropres a la consommation des vins fins, la reconnaissance des styles personnels fait un peu défaut dans les analyses. Et les guides ne s’en soucient guère car ce serait contre leurs intérêts.

4) Au début du livre je lis que : « Le but de l’ouvrage est de montrer comment on aime le vin et comment cette relation peut être de modifiée (p29). » . Pourtant p171 le sujet des trajectoires et des éléments déclencheurs est à peine abordé. C’est un sujet qui me passionne beaucoup et j’y suis un peu plus sensible bien entendu, mais je crois qu’il y aurait beaucoup de choses à apprendre sur ce sujet, qui seraient utiles à ceux qui vendent et qui achètent du vin.

Le livre pose des jalons, mais en même temps soulève d’autres questions :

  • Qui influence le choix des amateurs, et comment les prescripteurs établissent leur crédibilité : caviste, amis, producteur, magasin, guide… Quelle est la nature de la dépendance aux guides par les gens ? Est-ce qu’un acheteur se comporte différemment lorsqu’il achète un cadeau que lorsqu’il achète pour lui ? (J’ai remarqué cela chez un caviste, les clients sont prêts à écouter des conseils lorsqu’ils viennent dépenser 40 euros pour une bouteille à offrir en cadeau, alors qu’ils ne se laisseraient pas convaincre pour acheter une bouteille si chère si c’était pour leur propre consommation)
  • Comment définir les éléments qui définissent l’expertise en vin?
  • Dans l’évolution de la passion chez l’amateur, le besoin de comprendre « pourquoi c’est bon » précède celui de savoir « si c’est bon ». Malheureusement, beaucoup d’amateurs vont à la deuxième étape et finalement ne font que répéter des connaissances existantes.
  • La relativité des goûts de chacun et des préférences de styles tend parfois à éliminer complètement la notion de qualité intrinsèque. Pourtant, indépendamment des styles il y a des vins imbuvables, des vins corrects et des vins fins. L’intégrisme de certains à relativiser les goûts leur font apprécier des vins avec des défauts (goût de bouchon, oxydation etc …). Est-ce par peu de s’affirmer ? Par ailleurs, on peut se demander si les Grecs aiment boire du Retsina, vin que de nombreux français trouvent imbuvables.
  • Les conditions de dégustation et la variabilité des expériences qui peut se produire entre deux flacons, deux personnes, deux moments sont importantes à étudier : est-ce que l’analyse d’un vin est plus précise lorsqu’un seul dégustateur goûte 10 bouteilles à 10 moments différents, ou lorsque 10 dégustateurs goûtent une bouteille au même moment ?
  • Dans une approche plus marketing, on peut reprendre l’analyse de Akerlof et Stiglitz sur l’asymétrie de l’information, et sur les méthodes de signalement qui sont utilisées par les producteurs de qualité, parfois pastichés par les autres producteurs. L’application au monde du vin est très intéressante, mais sous-développée en France. Le livre de Geneviève ne développe pas cette partie en restant plus sur le coté sociologique.
  • Un autre élément propre au vin et à certains produits c’est la limite des quantités qu’on peut produire. Le succès d’une voiture est mesuré au nombre de ses ventes, voire à la longueur de sa liste d’attente. Pour un vin, on ne peut pas produire plus, et si la demande croît les prix sont ajustés à la hausse. Ce qui peut donner une fausse indication si on pense que tous les vins chers sont bons, alors que leur rareté suffit parfois à expliquer leur prix élevé sans que la qualité soit meilleure.
  • Performance des guides : la question de leur performance à la détection de bons vins bute contre l’incapacité des amateurs de faire leur différence : à quoi bon acheter un vin dont un expert identifie des arômes de truffe, si soi-même on n’arrive pas à les déceler ? Ou d’acheter un vin qui est légèrement meilleur qu’un autre mais on ne sait pas se rendre compte ?
  • En fait le livre ne parle jamais vraiment de l’acte d’achat. Les guides sont la pour conseiller, noter les bons vins, et les amateurs sont censés avoir ces vins en cave. De nouveau on serait rentré dans le marketing, mais l’influence des guides et autres signes dans l’acte d’achat aurait été un aspect intéressant car il est lié à la motivation des acheteurs.

Voilà donc un livre qui ouvre l’esprit, qui appelle la lecture d’autres articles sur le sujet. Bref, un livre qui a rempli son rôle !

Thierry Meyer