La proposition de l’Association des Viticulteurs d’Alsace votée à la majorité des viticulteurs début 2022, qui consiste à réserver de manière exclusive la mention riesling aux seuls vins d’Alsace secs, avait généré quelques commentaires et articles en son temps, puis plus rien jusqu’à la publication début août 2023 du décret gouvernemental qui la mettait réellement en œuvre. Par-delà les quelques articles dans la presse locale, les réactions furent timorées, et il a fallu attendre l’initiative de Pierre Gassmann du Domaine Rolly-Gassmann à Rorschwihr, avec un premier appel le 5 août à contacter l’INAO pour protester et espérer les faire changer d’avis. Depuis, malgré quelques partages sur les réseaux sociaux, le vignoble à l’approche des vendanges 2023 reste d’une grande discrétion. Fatalité, lassitude, sentiment d’impuissance ? Il y a-t-il encore quelque chose à sauver en Alsace ?
La règlementation européenne sur les mentions de sucrosité à apposer sur les étiquettes n’était apparemment pas suffisante pour clarifier la fameuse lisibilité de l’offre, pour autant, et je le dis sans ambiguïté, proposer une règlementation qui exclut certains vins de la mention du cépage sur l’étiquette est une véritable agression au sein même du vignoble. Comme si les principaux concurrents de l’Alsace étaient les autres vignerons alsaciens. Une démarche suicidaire consistant pour une région viticole à chercher à s’anéantir mutuellement – quelle que soit le critère d’exclusion proposé – doit être dénoncée : le site https://www.ilfautsauverlesoldatriesling.fr/ propose une démarche pour que les consommateurs, prescripteurs et autres amateurs de vin d’Alsace puissent affirmer avant fin septembre un point de vue différent de celui que la majorité des vignerons cherche à imposer.
Les positions des vignerons témoignent fortement de leurs familles d’appartenance. Dans un vignoble d’Alsace réparti en trois grandes familles de tailles presque égales, les vignerons indépendants représentés pour partie par leur syndicat éponyme sont officiellement contre le texte. Du coté des producteurs-négociants, les positions sont similaires mais plus discrètes, même si beaucoup ont bâti leur réputation et affirmé leur marque commerciale avec des vins de cépages sans sucre résiduel. En revanche la proposition a apparemment bien plu à de nombreux coopérateurs et à certains gros apporteurs de raisin chez les négociants, qu’on n’a pas entendu s’exprimer individuellement. Les industriels cherchent naturellement à produire des volumes et espèrent pouvoir se développer avec succès sur un marché mondialisé en « améliorant la lisibilité de l’offre ». La position pourrait sembler logique de prime abord, mais c’est un autre débat.
Toutefois, même si cette initiative ponctuelle devait réussir, cela ne changerait pas la situation, celle d’un vignoble qui a connu son âge d’or il y a plusieurs siècles, et son heure de gloire au sortir de la seconde guerre mondiale, avant de progressivement s’écrouler dans les années 70 sur l’autel des rendements et de l’industrialisation. Le développement de l’image des vins d’Alsace focalisé autour des 7 cépages principaux a permis de généraliser une partie de la réputation des producteurs-négociants vers l’ensemble des producteurs, mais en oubliant la structuration de l’offre autour d’un haut de gamme porteur, les locomotives n’ont souvent eu aucun wagon à tirer, elles sont restées de simples automotrices. D’ailleurs, quand on écoute les vignerons, on ressent souvent le manque de respect qu’ils peuvent accorder aux grands vins de leur région, contrairement à ce qu’on peut constater ailleurs. Il en résulte aujourd’hui une région Alsace tirée vers ses deux extrêmes. L’industrialisation d’un coté avec des volumes importants, des consolidations d‘entreprises et une recherche de règlementation plus favorable. Une industrie – qui n’a d’ailleurs pas toujours la taille requise pour être considérée comme telle – , qui souffre de son manque de compétitivité face aux autres producteurs de blancs du monde, car portée par un terroir hétérogène, des coûts de production élevés, et des prix du marché toujours plus bas qui annulent la moindre marge. La croissance de la part du Crémant d’Alsace illustre parfaitement ce mouvement, avec un produit d’un rapport qualité/prix exceptionnel grâce à la concurrence du Prosecco italien, du Cava espagnol et des Sekt germaniques. On pourrait imaginer un Crémant mélangé avec de l’Apérol pour faire du Spritz, mais non, ça existe déjà ! De l’autre, une recherche de qualité centrée sur le terroir, la viticulture, l’œnologie, avec parfois la production de grands vins qui jouent dans la cour des plus grands vins du monde. Mais qui peine encore à dépasser le prix de vente d’un bon Bourgogne aligoté, entrainant désillusion voire une certaine radicalisation chez certains coté production.
C’est impossible de faire une analyse stratégique complète en un seul article, mais j’aimerais apporter un éclairage sur trois constats qui me semblent critiques, et qui permettent de comprendre en partie la situation actuelle. Une première base que les producteurs pourraient discuter avant d’imaginer des pistes de progrès.
La notion de Grand Cru est et demeure perçue comme une promotion des vins de cépage
Depuis la création de l’appellation Alsace Grand Cru en 1976, la logique de terroir a été mise de coté au profit d’une « premiumisation » des vins de cépages noble. Le premier effet a été de distinguer officiellement le prix du raisin dans les transactions, selon leur classement d’origine. La développement en parallèle de la communication sur les 7 cépages a enfoncé le clou, et en identifiant les 4 cépages nobles qui « avaient droit à l’appellation grand cru », on installait définitivement la notion de cépage amélioré. La presse s’est emparée du sujet d’autant plus facilement que cela permettait d’apporter un distinguo donnant un semblant d’expertise : ainsi on conseille l’accord avec un riesling avec un poisson ordinaire, mais s’il s’agit d’un poisson noble, on va préconiser un riesling grand cru. De toutes façons, Alsace Grand Cru était une seule AOC, suivi de la mention du lieu-dit concerné, et du coup dans les années 80 on ne comptait que 3 AOC dans la région : Alsace, Alsace Grand Cru et Crémant d’Alsace. L’individualisation tardive des terroirs avec l’apparition de 51 AOP Alsace Grand Cru en 2011 n’a pas changé grand-chose, la plupart des vignerons continuant d’afficher en grands caractères « Alsace Grand Cru » ou « Appellation Alsace Grand Cru contrôlée » sur leurs étiquettes, en ne mentionnant que le lieu-dit après le nom du cépage. La dernière confirmation en date est plus récente, lorsque les règles d’encépagement de deux terroirs (Grand Cru Hengst et Grand Cru Kirchberg de Barr) ont été modifiées pour inclure le pinot noir dans la liste des cépages pouvant revendiquer l’appellation. Producteurs et Presse se sont empressés de saluer la « promotion » du cépage Pinot Noir qui « accédait enfin à l’appellation Grand Cru », comme si un tel adoubement revalorisait le cépage quel que soit le terroir sur lequel il était cultivé. Bref, on reste sur du cépage, et si vous demandez quel plat accorder avec un grand cru X, on vous répondra que s’il s’agit d’un riesling Grand Cru X il faut penser au poisson, si c’est du pinot gris Grand Cru X on servira une volaille, et si c’est un Muscat Grand Cru X bien entendu il faudra sortir les asperges !
La connaissance des grands vins reste très limitée chez la plupart des vignerons
La difficulté à valoriser les grands vins a pour partie son origine dans le manque de connaissance des grands vins. Coté vignerons et coopérateurs, combien ont une image gustative de grands vins, d’Alsace ou d’ailleurs ? Sans discuter de la corrélation pas toujours parfaite entre prix et qualité, combien ont déjà acheté chez le caviste un vin (un Alsace ?) à plus de 15€, plus de 50€, voire au-delà ? Combien ont déjà bu de grands vins à maturité issus des grands terroirs alsaciens racés, Rangen, Kitterlé, Hengst, Schoenenbourg, Windsbuhl, Kanzlerberg mais aussi Muenchberg, Kirchberg de Barr, Altenberg de Bergbieten, et j’en passe ? Combien ont le souvenir d’un grand vin de terroir des années 60, 70, 80, bu ces dernières années ? Souvent les discussions se limitent souvent sur le dénigrement. Zind Humbrecht – un producteur de vins sucrés qui plaisent aux palais des critiques américains ? Petrus et les 1GCC du médoc – du bois, de la com et du marketing ? Chacun a son explication pour expliquer la réussite – injustifiée selon eux – des autres. Le CFPPA de Rouffach avait entrepris il y a quelques années de lancer une formation pour les vignerons et amateurs, autour de la dégustation des vins réputés, afin de tenter de comprendre les qualités qui justifient leur réputation (merci Jean Schaetzel !). Mission reprise en partie par l’Université des Grands Vins. La formation n’a jamais eu lieu, faute de participants en nombre suffisants – il fallait être au moins 8 de mémoire ! Fort de cette méconnaissance, ce qui m’a toujours étonné lors de mes dégustations chez les vignerons c’était la capacité qu’avaient certains, lorsque le millésime était favorable, de produire de très grands vins, sans s’en rendre vraiment compte. Produire n’est pas tout, il faut que le producteur soit conscient de la qualité de sa production, pour arriver à la valoriser. Sinon comment expliquer produire des vins qui obtiennent des trophées dans de grands concours internationaux comme celui de Decanter, et qui se retrouvent en supermarché 6 mois plus tard vendus moins de 10€ la bouteille lors des foires aux vins ? Enfin, et c’est anecdotique, les petits vignerons qui notent scrupuleusement les dates d’ouverture sur les flacons qu’ils ouvrent au caveau, finissent parfois par sortir du frigo les bouteilles trop éventées, et pour ne pas gâcher, les ramènent chez eux pour les boire. Comment leur palais se forme-t-il après des années à déguster leur propre vin, parfois plus ou moins oxydé ?
Le goût du vin reste le parent pauvre de la communication
Si la poésie des dégustateurs du siècle dernier laissait parfois à désirer (relire Guy Renvoisé sur le sujet), c’est surtout que l’attention se portait sur les fameux arômes, que l’amateur cherchait à déceler, à nommer, ou que l’expert arrivait à lister par séries complètes. Une attention complétée par une définition normée des arômes par cépage, qui est devenue un vecteur de communication tellement simple à comprendre que certains en ont créé des graphiques en forme de roue. Pour le goût, on restait sur des saveurs simples – sucré, acide, amer, astringent – avec plus ou moins d’intensité et de finesse. Quatre adjectif pour qualifier la complexité en bouche d’un grand vin, c’est un peu comme le mot neige de la langue française décliné en 3 ou 4 mots pour décrire le couvert hivernal, là où les pays du Nord en utilisent plus de 100 pour qualifier le blanc manteau. Les vignerons eux-mêmes, encouragés à qualifier la typicité des vins de leur cru en 2011, se sont vite retrouvés dans les lieux communs autour de la notion de finesse, d’élégance, de caractère, rendant difficile à la lecture de chacune des 51 copies d’imaginer des différences. Plus récemment, et plus généralement lors du dernier salon Millésime Alsace, les vins présentés et dégustés à distance ont été accompagnés par des notes de dégustations proposées par les producteurs. Aucun n’a écrit que son vin était « lourd, mordant, sucraillon, dilué », tout n’était que « salivation, minéralité, finesse et élégance». Ce constat peut être partagé avec les grandes régions viticoles du monde, mais la diversité des terroirs alsacien offre une opportunité unique de travailler sérieusement sur le sujet de la dégustation géosensorielle. Une manière d’appréhender le point précédent sur la connaissance et l’appréciation des grands vins.
Conclusion : Il faut sauver le soldat riesling, mais que faire après ce baroud d’honneur ?
Dans le film auquel l’expression fait allusion, le soldat Ryan est le dernier d’une fratrie de quatre, dont trois frères ont été tués au combat. Il a de fait le droit de quitter la zone de combat et de retourner dans sa famille. Le riesling a également déjà perdu quelques frères : le sylvaner autocensuré par ses hauts rendements, le pinot blanc qui est aller enrichir le crémant au lieu de rester le vin quotidien, le gewurztraminer qui peine toujours à s’affirmer comme vin de terroir et de gastronomie, ou le pinot gris qui n’arrive pas à trouver son équilibre entre immaturité et botrytis prononcé. Faut-il dans un geste de dernier espoir tenter de préserver la typicité du riesling sec et fruité comme étendard de la production alsacienne normalisée et facile à comprendre par le touriste local ou le consommateur lointain ?
Le grand vin d’Alsace est une grande passion pour moi depuis plus de 25 ans, mais qu’il vienne à disparaître et je m’approvisionnerai avec bonheur sur la Côte Chalonnaise, le Chablisien, les vignobles de la Combe de Savoie, de la vallée du Rhône, de la Loire, ou encore de l’Allemagne, de l’Autriche et des pays de l’arc Alpin qui se mettent aussi au riesling. Je me sens concerné par les évolutions en cours, mais pas autant que le producteur qui a lié son travail et sa vie au Vin d’Alsace. En vacances dans l’Otztal en Autriche cet été, j’ai à nouveau pu apprécier les grandes qualité des vins locaux, mais surtout leur mise en valeur : des vins servis au verre dans de beaux verres, des expressions variées des Riesling, Grüner Veltliner et autres Zweigelt, mais surtout une culture du vin et un art de vivre élégant qui va au-delà des fêtes estivales et des apéros gourmands. Le vignoble autrichien a touché le fond en 1985 avec le scandale du vin au glycol, puis a remonté la pente. En Alsace, on continue de creuser et on arrive à la phase où les survivants commencent à vouloir se manger les uns les autres. Combien de domaines vont devoir être cédés, combien de viticulteurs vont devoir vendre leurs parcelles, avant de toucher le fond ?
Thierry Meyer
Août 2023