18 novembre 2006 – Léon Beyer, Hugel et Fils, Trimbach : trois noms qui sonnent plus que familier à tout amateur de vin d’Alsace. Trois grandes maisons alsaciennes familiales de producteurs-négociants qui contribuent depuis longtemps au rayonnement des vins d’Alsace par une politique de marque, en France mais surtout à l’étranger. Par delà leurs ressemblances, l’organisation d’un repas autour de ces trois maisons a permis de constater l’identité propre de chaque maison, fortement liée aux terroirs de leur village d’origine. Quatre des grandes cuvées de chacune des trois maisons ont accompagné un superbe repas : Pinot Gris 2000, Riesling 1990, Gewurztraminer 1997 et Gewurztraminer SGN. Revue de détail en 12 vins plus une surprise de fin de repas.
Les trois domaines familiaux ont de nombreux points en commun :
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Tout d’abord, ils ont développé une image propre, avec une communication claire et constante. Le fameux jaune des étiquettes Hugel, les étiquettes brunes ou blanches du domaine Trimbach ou le logo rouge de Léon Beyer sont des signes reconnaissables de loin depuis plusieurs décennies.
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L’investissement dans la marque est rentable parce que leur production représente des volumes important dans les gammes génériques.
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Dans les trois cas, les cuvées génériques sont issues d’achats de raisin, le haut du panier étant réalisé avec des raisins issus de vignes appartenant à chaque domaine, généralement située sur des grands crus réputés, à dominante calcaire : Pfersigberg et Eichberg pour Beyer, Schoenenbourg et Sporen pour Hugel, Rosacker, Geisberg, Osterberg et Mandelberg pour Trimbach. Malgré tous ces crus, aucune des trois maisons ne revendique l’appellation Alsace Grand Cru, considérant que la marque maison est un vecteur de communication plus fort et contestant dans certains cas les délimitations abusivement grandes qui ont été réalisées sur certains grands crus.
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Pour continuer les ressemblances entre les maisons, rajoutons que les trois maisons sont présente dans la restauration étoilée, disposent d’oenothèques bien remplies, permettant de valoriser leurs vins par les vieux millésimes.
Un nom connu à la notoriété développée par une production haut de gamme, qui permet de vendre des volumes plus importants d’une gamme plus simple, l’approche est courante chez les producteurs négociants dans le monde, mais pas forcément facile à mettre en œuvre avec succès. Aucune maison alsacienne n’a en tout cas su s’imposer avec autant de brio que ces trois maisons là.
Au chapitre des différences entre les maisons, notons que leur stratégie à l’export a donné des résultats assez différents : Si Beyer est très présent dans toutes les régions de France en plus d’un rayonnement international, Trimbach concentre une grande partie de ses ventes sur les Etats-Unis, et Hugel a une forte activité à l’export, en particulier en Asie. De telles renommées internationales ne datent pas d’hier, elles sont le résultat d’efforts prolongées tout au long du 20e siècle.
A ce stade, la dégustation va permettre d’affirmer le caractère de chaque maison pour déceler les différences à la dégustation. La présence d’Etienne Hugel et de Yann Beyer va permettre d’affiner les impressions de dégustation.
Les cuvées haut de gamme ont des noms différents selon les maisons.
Chez Léon Beyer, les cuvées haut de gamme portent le nom de « Cuvée des Comtes d’Eguisheim » en souvenir des cuvées qui étaient produites prou les comptes à partir des meilleurs vins.
Chez Hugel le haut de gamme dans les vins secs porte le nom de « Cuvée Jubilée ». A la fin des années 80, cette dénomination a remplacé la mention « Réserve Personnelle » qui avait elle-même remplacé la mention « Réserve Exceptionnelle » dans les années 60.
Chez Trimbach, si on enlève le Riesling Clos Ste Hune à l’étiquette blanche, les trois cuvées haut de gamme ont des étiquettes brunes et portent des noms : Riesling Cuvée Frédéric Emile, Pinot Gris Réserve Personnelle, Gewurztraminer Cuvée des Seigneurs de Ribeaupierre. Par le passé la maison utilisait plutôt les mentions « Grande Réserve ».
Un amuse bouche de la mer (raviole de poisson, crème de poisson, Saint-Jacques poêlée) va permettre de réveiller les papilles.
La Fricassée de Queues d’Ecrevisses façon Fernand Point
Plat ultra célèbre qui va réveiller les terroirs de nos vins. Dans un millésime 2000 souvent réputé pour ses pinots gris moelleux voire liquoreux, les trois vins présentent un caractère sec. Le caractère surmaturé sec de la Cuvée des Comtes d’Eguisheim domine toutefois le plat au niveau aromatique. La cuvée Jubilée de Hugel donne un relief très épicé au plat, alors que la cuvée Réserve Personnelle de Trimbach ira chercher le minéral sur le crustacé. Face à trois cuvées qui font partie des plus grands pinots gris secs de la région, c’est ce dernier accord qui semble le plus convaincant ce soir-là.
Pinot Gris Cuvée des Comtes d’Eguisheim 2000 – Léon Beyer : de robe dorée, avec du miel, de la pêche et des fleurs blanches au nez, le vin se montre sec en bouche avec un équilibre puissant et une longue finale sur le coing. Cuvée originaire du grand cru Pfersigberg. Très Bien
Pinot Gris Jubilée 2000 – Hugel et Fils : robe plus claire, jaune citron, mais un nez également marqué par une bonne maturité, avec des arômes de fruits secs, de grillé, de poire. L’attaque en bouche est minérale, très pure avec beaucoup de finesse, évoluant sur un caractère profond. Longue finale torréfiée pour ce vin issu du grand cru Sporen et du lieu-dit Rosenbourg. Bien
Pinot Gris Réserve Personnelle 2000 – Trimbach : la robe se montre également claire, de nuance or pâle. Le nez est discret, sur la poire avec des notes de sous bois. La bouche est pure, ample avec un caractère sec et une minéralité très marquée en bouche, donnant une sensation saline unique. Belle finale pour ce vin issu du grand cru Osterberg. Très Bien
La Volaille de Bresse en Pot au Feu, Légumes Ancien et Emulsion de Raifort
Le millésime 1990 a produit de grandioses rieslings d’évolution lente sur les terroirs calcaires, et indépendamment du plat ce trio de vin fut un des grands moments de dégustation du repas. La volaille est bien en chair avec du gras, les légumes anciens apportant de la matière pour supporter les grosses matières. Forte d’une belle acidité constitutive sur un équilibre mur, la Cuvée des Comtes d’Eguisheim de Beyer se marie très bien avec la volaille et sa sauce au raifort, la puissance du plat et du vin formant un équilibre harmonieux. La cuvée Jubilée de Hugel se montre d’une précision et d’une finesse remarquable, et s’accorde bien avec la chair de la volaille à condition de ne pas trop forcer sur le panais ou sur le raifort, au risque de voir le plat dominer le vin. La Cuvée Frédéric Emile de Trimbach se goûte magnifiquement bien seule, et s’associe à la texture riche des légumes qui font un bon liant avec la volaille. Trois magnifiques accords d’un grand riesling sur une volaille comme on le ferait avec un grand Bourgogne blanc, avec une petite préférence pour l’éclat de l’accord apporté par la cuvée de Beyer.
Riesling Cuvée des Comtes d’Eguisheim 1990 – Léon Beyer : Le nez est ouvert, aérien, fumé avec des arômes de chèvrefeuille. L’attaque en bouche est ample, puis le vin se montre minéral, gras avec une acidité fine et puissante. La finale est longue, minérale et fumée. Du grand riesling à maturité, avec un potentiel de vieillissement énorme. Originaire du grand cru Pfersigberg. Très Bien
Riesling Jubilée 1990 – Hugel et Fils : minéral au nez avec une belle complexité, le vin offre une bouche tendue, minérale et soutenue par une fine acidité. Longue finale pour ce vin originaire du grand cru Schoenenbourg. Très Bien
Riesling Cuvée Frédéric-Emile 1990 – Trimbach : Le nez est très net, intense et minéral avec des arômes de poire. La bouche est ample, pure et très saline avec une belle densité combinée à une maturité parfaite. Se goûte toujours à mon avis encore mieux que le Clos Sainte Hune 1990. Originaire des grands crus Geisberg et Osterberg. Excellent.
La Sélection de Fromages de Jacky Quesnot
Pur accompagner des gewurztraminers d’un millésime riche, Maître Quesnot nous a préparé un assortiment de Fourme de Montbrison, de Chabi du Poitou et de Saint Félicien. Le vin de Beyer est épicé, sec et va tenir tête à la fourme et au Chabi, en s’associant plus facilement à l’onctuosité du Saint-Félicien. Le Jubilée de Hugel domine les débats, avec une profondeur et une suavité qui vont créer des accords intéressants avec les trois fromages : le gras, le botrytis et le léger moelleux enrobe délicatement la fourme, la suavité du vin rehausse le goût du chèvre, et la puissance du vin est suffisante pour couler des jours heureux avec le Saint Félicien. Plus sérieuse, la cuvée des Seigneurs de Ribeaupierre de Trimbach n’en reste pas moins fruitée, mais domine le Chabi, n’est pas à l’aise avec le bleu de la Fourme. Le Saint Félicien, puissant et crémeux, est le seul qui trouve grâce à ses yeux. Du munster il n’y en eut point, mais fort de ces remarques, on pourrait facilement imaginer quel vin irait le mieux avec un munster plus ou moins crémeux, plus ou moins affiné.
Gewurztraminer Cuvée des Comtes d’Eguisheim 1997 – Léon Beyer : épicé au nez avec une ponte de litchi, techniquement sec en bouche avec une acidité présente, le vin se montre dense avec une pointe d’alcool en finale. Originaire du grand cru Eichberg. Très Bien
Gewurztraminer Jubilée 1997 en magnum – Hugel et Fils : un nez intense sur la rose, le jasmin et quelques épices. La bouche est légèrement moelleuse, très pure et minérale avec de la profondeur et une longue finale. Un bel équilibre pour cette cuvée issue du grand cru Sporen (14% alc, 18 g/l de sucre restant). Très Bien
Gewurztraminer Cuvée des Seigneurs de Ribeaupierre 1997 – Trimbach : la robe est pâle, de nuance or blanc. Le nez est délicat, discret avec des arômes nets de poire, d’abricot et de litchi. La bouche est dense, légèrement moelleuse en attaque, avec une belle pureté et une bonne acidité qui accompagne la longue finale. Une cuvée originaire en partie du grand cru Mandelberg. Très Bien
La Tarte Minute aux Pommes, Glace au Pain d’Epices
La tarte est un prétexte bien agréable pour déguster des cuvées liquoreuses qui se suffiraient en fait à elles mêmes tant chaque vin est unique : le choix du millésime était laissé à la discrétion de chaque maison, ce qui a permis d’avoir un bel assortiment qui évite toute comparaison. Beyer a sorti un de ses flacons majestueux dont la maison a le secret dans les grandes années. Le rarissime Quintessence 1983 est certainement le digne successeur du légendaire Gewurztraminer SGN 1971. Hugel a choisi un millésime plus récent, en montrant le degré de perfection atteint dans la maîtrise de la vendange et de la vinification pour les vins de botrytis. Enfin, Trimbach a présenté un vin hors norme par sa puissance et sa concentration, et lorsqu’on sait que le Gewurztraminer SGN 1967 fait facilement de l’ombre au légendaire Yquem 1967 en dégustation comparative, on imagine sans peine la carrière que le millésime 2000 va suivre. Tout simplement, après avoir investigué 3 millésimes sur des vins secs, la maîtrise affichée des trois maisons pour les vins liquoreux est tout simplement remarquable.
Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles Quintessence 1983 – Léon Beyer : la concentration de ce vin lui donne le nom de quintessence. La robe vieil or, le nez rôti aux arômes de miel t de pralin, de cuir et de caramel, laisse place à une bouche liquoreuse, très puissante avec une finale très longue. Avec plus de 100g/l de sucre résiduel, on est sur un vin très riche dans le millésime 1983. Excellent, voire plus
Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles 2002 – Hugel et Fils : le millésime 2002 s’exprime parfaitement dans un nez intense, net et aérien, dominé parles fruits exotiques, le litchi et l’ananas, avec une touche de mangue et de papaye. La bouche est moelleuse en attaque, avec une liqueur très pure qui reste aérienne. De la véritable dentelle qui termine sur une longue finale qui fait complètement oublier les 110g/l de sucre résiduel. Déjà terriblement séducteur maintenant, mais avec un potentiel de garde de plusieurs décennies. Excellent.
Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles Hors Choix 2000 – Trimbach : la robe prend des nuances cuivrées, avec une forte intensité qui indique un tri très sévère des grappes les plus botrytisées. Le nez est très mur, avec des arômes de fruits confits, de cuir, mais se montre encore fermé, avec une pointe d’acidité volatile. La bouche est liquoreuse, très intense avec une concentration hors norme. Le vin est encore fermé à double tour, il lui faudra 10 an pour s’exprimer correctement. Très Bien
Surprise de fin de repas
Etienne Hugel nous a rapporté une bouteille entamée de Sauternes de sa cave personnelle, entamée la veille et conservée sous gaz inerte. Partager un tel vieux vin en fin de repas est un délice pour les papilles tout autant qu’un plaisir à déguster en groupe. Quelques verres passent de place en place, tels des calices qu’on boit religieusement, conférant à cette dégustation une solennité qui n’a d’égal que l’âge vénérable de cette cuvée. Comme le dis si bien Etienne Hugel, si à Bordeaux on pouvait parfois terminer de bons repas sur un liquoreux alsacien, ce serait pas mal…
Château d’Arches Crème de tête 1906 : la robe est sombre, noire avec des reflets brus, rappelant le brou de noix. Le nez est complexe, capiteux avec des arômes de liqueur de café, de cassis, de prunelle, mais aussi de cuir, noix, de miel, de caramel. Si c’était un Alsace on dirait qu’il sent le berewecka, les gâteaux aux fruits ses qu’on fait à Noël. La bouche est riche, sirupeuse avec une forte matière en bouche qui laisse une trace quasi permanente sur la langue. Le vin devait probablement être pâteux en 1907 tellement c’était concentré, mais un siècle plus tard, c’est un témoignage magnifique. Excellent
On se gardera bien au terme d’un tel dîner d’établir des classements ou de tirer des généralités sur les mérites respectifs de chaque maison. Les deux leçons que je retiens de ce dîner sont simples : d’une part, derrière les uniques rieslings de Beyer et Trimbach ou les gewurztraminers de Hugel, chaque maison a démontré qu’elle maîtrisait tous les cépages en exploitant eu mieux les terroirs à disposition. Les pinots gris, gewurztraminers et rieslings dégustés font partie des grands vins de la région, et on aurait tort de ne s’intéresser dans le haut de gamme qu’au cépage le plus réputé chez chaque maison. D’autre part, alors que les trois maisons se font les chantres des vins secs, leur production de vins liquoreux est tout aussi remarquable. Les VT et SGN sont certes seulement produits dans les grands millésimes, mais ils mériteraient une réputation tout aussi grande que leurs cuvées sec. Cette dernière remarque concerne bien entendu moins la maison Hugel qui a bâti sa réputation en partie sur les vins moelleux et liquoreux, Jean Hugel ayant été lui-même fortement impliqué dans la définition et la création des mentions VT et SGN.
Bien avant que je commence à m’intéresser sérieusement au vin, j’ai vécu aux Etats-Unis, et accompagné de nombreux repas alsacien de vins issus des trois maisons, en regrettant de n’avoir que ces grands maisons comme choix chez mon cavistes du coin. Aujourd’hui, lorsque je suis en déplacement à l’étranger, c’est au contraire une bonne nouvelle de les retrouver sur une carte au restaurant !
Merci aux trois maisons pour leur participation à ce dîner mémorable.
Thierry Meyer
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